Je suis né dans une mansarde
d’où l’on entendait le matin
des laitiers qui drelin drelin
réveillaient les biberonneuses.
Ici naquit Georges Machin
qui pendant sa vie ne fut rien
et qui continue Il aura
su tromper son monde en donnant
quelques fugitives promesses
mais il lui manquait c’est certain
de quoi faire qu’on le conserve
en boîte d’immortalité.
Prendre l’air était son métier.
Georges Perros, Une vie ordinaire, Gallimard, p. 28.
… et de la hauteur majestueuse de tous mes rêves — me voici aide-comptable en la ville de Lisbonne.
Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 42.
Elles conservèrent de Léon une image compliquée et noirâtre dans une stalle peu fréquentée de leur mémoire, comme une petite idole exotique au temple à demi écroulé.
Pierre Jourde, Pays perdu, L’Esprit des Péninsules, p. 75.
Castres a de longue date joui pour moi d’un très grand prestige romanesque, dû pour partie à son nom effrayant, mais surtout à l’absence de toute image précise à elle associée.
Renaud Camus, « jeudi 5 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 415.
J’appelais aussi : « Oh ! toi, qui m’es tellement et pour qui je ne suis presque plus rien peut-être, mirage toujours au milieu de mon horizon, visage si beau toujours à distance, combien mon être est dans la misère quand je songe à notre amour. Oh ! non-accomplissement. Je ne sais plus chercher mon bien. Je ne sais plus fuir mon mal. Les terres labourées sont derrière moi. Oh ! comme la pensée de cela est difficile à porter. »
Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 172.
Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.
L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.
Un être a baissé ses volets.
Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressantes constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.
Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1173.
De temps à autre, l’un ou l’autre de nos camarades s’évapore de la sorte ; alors, enfonçant la tête entre les épaules, nous disons : — Euh… (que peut-on dire d’autre) ; et une légère consternation flotte dans l’air. Pourtant, dans notre belle majorité, nous tous, employés, sommes déjà en train de mourir. Nous qui avons passé la quarantaine, chaque année plus vieux d’une année. Au cimetière, […] chacun de nous se supportait lui-même tel un sac rempli de décès.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 89.
La naissance de Grégor se déroule ainsi dans cette obscurité bruyante jusqu’à ce qu’un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d’air brûlé en forme d’arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace, illumine son apparition puis le tonnerre couvre son premier cri pendant que la foudre incendie la forêt alentour. Tout s’y met à ce point que dans l’affolement général on ne profite pas de la vive lueur tétanisée de l’éclair, de son plein jour instantané pour consulter l’heure exacte – même si de toute façon, nourrissant de vieux différends, les pendules ne sont plus d’accord entre elles depuis longtemps.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 9.
Cela signifie que la vie de la majorité des gens n’est plus faite que d’animus – contrainte, effort, mise à disposition de son être. L’anima, cette marge de quant-à-soi, cette puissance de récupération, de repos, de latence, indispensable à l’équilibre du psychisme humain, a été bannie de nos existences.
Si le rêve est bien ce mouvement par lequel on confirme et approfondit sa propre participation au monde, encore faut-il, pour l’accomplir, pouvoir accéder librement et à soi, et au monde. Pour la plupart des gens, ce n’est aujourd’hui pas le cas. Et, en effet, à y bien réfléchir, ce qui nous maintient dans un exil qui serre le cœur a toujours à voir avec le travail – ou alors avec son absence, ou avec la peur de le perdre.
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 47.
L’objectif est toujours le même : stopper l’hémorragie.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », « Théodore Balmoral » n° 71, printemps-été 2013, p. 112.
On dit d’une grande douleur qu’elle est muette. L’avantage, au contraire d’une grande joie, c’est que le voisinage n’en est pas dérangé.
Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.