Norvégiens

Les Norvégiens sont translucides ; exposés au soleil, ils meurent presque aussitôt.

Michel Houellebecq, Lanzarote, Flammarion, p. 18.

David Farreny, 22 mars 2002
stalle

Elles conservèrent de Léon une image compliquée et noirâtre dans une stalle peu fréquentée de leur mémoire, comme une petite idole exotique au temple à demi écroulé.

Pierre Jourde, Pays perdu, L’Esprit des Péninsules, p. 75.

David Farreny, 16 mai 2004
droit

Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrent pour lui faire face, d’autres intrus se présentent aussitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu’il y a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux postulants. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait précédemment se change en disette, et la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent dans toutes les parties de la salle, et par les clameurs importunées de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les aliments qu’on leur avait fait espérer.

Thomas Malthus, « Apologue du banquet », Essai sur le principe de population.

David Farreny, 27 mars 2007
caquet

Quel moraliste a dit : « Dans la société tout me rapetisse ; dans la solitude tout me grandit » ? Faux. Il lui semble qu’il en est ainsi, mais c’est parce que dans la solitude il n’y a personne pour rabattre l’impudent caquet de sa vanité.

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 693.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2008
adhérence

J’aurais voulu de la compassion, de cette sorte que j’éprouve moi-même devant certains regards, par exemple, celui des vieillards trop faibles physiquement pour voir le monde au-delà de leur environnement domestique, des enfants à qui l’on cache certaines clefs de ce monde, des animaux qui s’orientent, le museau au ras du sol, et qui tous sont dans l’impossibilité de percevoir le sens d’une souffrance qui les accable. Leur être même se confond avec cette souffrance et les regards arrêtés qu’ils lèvent vers les hommes et les femmes avertis et responsables disent leur adhérence au malheur. Je crois sincèrement avoir eu cette crédulité quand je souffrais moi-même sans pouvoir donner d’autre explication que celles que la langue transporte sans plus aller puiser dans le tréfonds des sentiments personnels.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, pp. 181-182.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
bœuf

La phrase de nuit, qui débarque casquée, bottée, prête à l’assaut, n’est pas d’une fratrie nombreuse. Il faut aller quérir ses sœurs ailleurs, au plafond souvent, à la cave, car on ne peut savoir si la nébuleuse où elles prennent naissance est en nous ou au-dehors de nous — et, si c’est en nous, à quel étage, dans quel sous-sol. La psychanalyse sait. La critique littéraire aussi. Mais la poétique ne sait rien et me laisse du matin au soir ignorant comme un bœuf, tremblant comme une pythie.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 7.

David Farreny, 17 nov. 2009
ressorts

San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.

Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.

Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 21 mars 2011
tout

Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.

« Comment qu’ça va, missieur J. ?

– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »

À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.

Cécile Carret, 18 juin 2012
preuves

Il se sent prisonnier sur cette terre, il est à l’étroit, la tristesse, la faiblesse, les maladies, les idées délirantes du prisonnier éclatent chez lui, aucune consolation ne peut le consoler, justement parce que ce n’est que consolation, douce consolation qui fait souffrir la tête en face du fait brutal de la captivité. Mais si on lui demande ce qu’il voudrait vraiment, il ne peut pas répondre, car — c’est là l’une de ses plus fortes preuves — il n’a aucune idée de la liberté.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 493.

David Farreny, 9 nov. 2012
profonde

Gêné, dans ma lecture, par deux bonnes femmes, l’une, volumineuse, blondasse, dont j’apprendrai incidemment qu’elle est vendeuse au Printemps, l’autre, la soixantaine sèche, imperceptiblement dérangée. Elles évoquent à très haute et intelligible voix leurs recettes de santé, tremper ses ongles dans l’huile d’olive, manger du chocolat, je ne sais quoi encore. Vaguement attristé de l’étroitesse, de la tristesse de leur vie et, en même temps, stupéfait de la perfection de la communication, entre elles, de l’identité profonde des présupposés, des vues, des soins, des buts. Elles ne se connaissaient pas — elles le diront — mais habitent, chacune de son côté, le même univers, si bien que la totalité des propositions qu’elles énoncent se rencontrent, coïncident miraculeusement.

Pierre Bergounioux, « vendredi 11 janvier 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 185.

David Farreny, 23 fév. 2024
dénuement

Je n’étais pas trop accoutumé à marcher sur de longues distances, et je me suis aperçu que ce n’était pas si terrible, en tout cas au début, avec de bonnes chaussures, or j’avais de bonnes chaussures. Je m’échauffais, et, n’eût été le bruit des roulettes sur le bitume, qui était un peu comme la musique de fond de ma progression vers nulle part, je me serais senti presque bien. J’ai failli abandonner la valise dans un fossé et je me suis ravisé. Avec une sorte d’amertume, j’ai noté que je ne renonçais pas à toute prévoyance et que ce n’était sans doute pas bon signe. J’avais, selon toute apparence, encore un problème avec le dénuement.

Christian Oster, La vie automatique, L'Olivier, p. 11.

David Farreny, 22 mars 2024

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