rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
souvenir

Il y a une nuit irrésistible au fond de l’homme. Chaque soir les femmes et les hommes s’endorment. Ils sombrent en elle comme si les ténèbres étaient un souvenir.

C’est un souvenir.

Les hommes croient parfois qu’ils s’approchent des femmes ; ils regardent l’expression de leur visage ; ils tendent leurs bras vers leurs épaules ; ils retournent vers leur corps chaque soir et ils se couchent contre leur flanc ; ils ne s’endorment pas davantage ; ils ne sont que les jouets de la nuit, menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 140.

Élisabeth Mazeron, 14 déc. 2003
métier

Levé avec la farouche résolution de rattraper le temps que j’ai perdu, cette semaine, pour cause de métier.

Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.

David Farreny, 25 mars 2006
fête

« Oh ! l’amour, tu sais… Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un. Car le corps c’est la maladie et la volupté, et c’est lui qui fait la mort, oui, ils sont charnels tous deux, l’amour et la mort, et voilà leur terreur et leur grande magie ! Mais la mort, tu comprends, c’est d’une part une chose mal famée, impudente qui fait rougir de honte ; et d’autre part c’est une puissance très solennelle et très majestueuse — beaucoup plus haute que la vie riante gagnant de la monnaie et farcissant sa panse —, beaucoup plus vénérable que le progrès qui bavarde par les temps —, parce qu’elle est l’histoire et la noblesse et la pitié et l’éternel et le sacré qui nous fait tirer le chapeau et marcher sur la pointe des pieds… Or, de même le corps, lui aussi, et l’amour du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse, et le corps rougit et pâlit à sa surface par frayeur et honte de lui-même. Mais aussi il est une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté, et l’amour pour lui, pour le corps humain, c’est de même un intérêt extrêmement humanitaire et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde !… Oh ! enchantante beauté organique qui ne se compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture ! Regarde la symétrie merveilleuse de l’édifice humain, les épaules et les hanches et les côtes arrangées par paires, et le nombril au milieu dans la mollesse du ventre, et le sexe obscur entre les cuisses ! Regarde les omoplates se remuer sous la peau soyeuse du dos, et l’échine qui descend vers la luxuriance double et fraîche des fesses, et les grandes branches des vases et des nerfs qui passent du tronc aux rameaux par les aisselles, et comme la structure des bras correspond à celle des jambes. Oh ! les douces régions de la jointure intérieure du coude et du jarret, avec leur abondance de délicatesses organiques sous leurs coussins de chair ! Quelle fête immense de les caresser, ces endroits délicieux du corps humain ! Fête à mourir sans plainte après ! Oui, mon Dieu, laisse-moi sentir l’odeur de la peau de ta rotule, sous laquelle l’ingénieuse capsule articulaire secrète son huile glissante ! Laisse-moi toucher dévotement de ma bouche l’Arteria Femoralis qui bat au fond de la cuisse et qui se divise plus bas en deux artères du tibia ! Laisse-moi ressentir l’exhalation de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d’eau et d’albumine, destinée pour l’anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes ! »

Il n’ouvrit pas les yeux après avoir parlé ; il resta tel sans bouger, la tête dans la nuque, les mains, qui tenaient le petit porte-mine en argent, écartées, tremblant et vacillant sur ses genoux. Elle dit :

« Tu es en effet un galant qui sait solliciter d’une manière profonde, à l’allemande. »

Et elle le coiffa du bonnet de papier.

« Adieu, mon prince Carnaval ! Vous aurez une mauvaise ligne de fièvre ce soir, je vous le prédis ! »

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 392-393.

David Farreny, 3 juin 2007
refroidissement

Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.

Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ? aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent, j’écorne un peu d’argent qu’on m’a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n’avoir pas encore mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n’en pouvant plus, et refusant de rien entreprendre d’autre par peur de compromettre ce récit fantôme qui me dévore sans engraisser, et dont certains me demandent parfois des nouvelles avec une impatience où commence à percer la dérision. Si je pouvais lui donner d’un coup toute ma viande et qu’il soit fini ! mais ce genre de transfiguration est impossible, la faculté de subir et d’endurer ne remplaçant jamais, je le sais, l’invention. (De l’endurance, j’en ai plus qu’il n’en faut : maigre cadeau des fées.) Non, il faut en passer par la progression, la paille au tas, la durée.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 406.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
dépoter

La température était excessive ; déjà de sourds grondements annonçaient l’orage, et les piailleries d’oiseaux avaient dans les tilleuls d’encolérées et batailleuses significations. J’allais, oppressé d’une double lassitude, heurtant les tombes, tandis qu’au passage mes yeux percevaient de plates épitaphes, des attributs niais, des bronzes ridicules.

De temps à autre, quelque forme noire de mère ou d’épouse surgissait, affairée à de menus jardinages, strictement limités à la surface de son mort. Ailleurs, des voisines s’entraidaient, se passant des conseils ou l’arrosoir ; je vis deux vieilles, dont le deuil balayait la poussière, unir ce qui leur restait de forces branlantes pour dépoter un laurier sec.

Si aigus qu’ils fussent, de tels détails ne pouvaient suffire à fausser mes pensées, et je déambulais toujours, au hasard, quand un détour me mit au bord d’une clairière.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, p. 145.

David Farreny, 14 juil. 2010
lune

Tout près du clocher de l’église Saint-Étienne et d’un seul coup, comme si on avait appuyé quelque part sur un bouton secret, la lune a surgi entre les nuages, et le choc de sa puissante et lugubre clarté a comme fait vibrer toute la ville endormie.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 169.

Cécile Carret, 4 août 2012
promeneur

Chérie, chérie, comme c’est magnifique que l’été revienne en plein automne, et comme c’est bien, car on pourrait difficilement supporter le changement des saisons si on n’y faisait équilibre intérieurement. Chérie, chérie, mon retour du bureau vaut la peine d’être raconté, d’autant qu’il ne m’arrive rien d’autre qui vaille cette peine. À six heures et quart, je sors d’un bond par la grande porte, je regrette ce quart d’heure gaspillé, je fais un demi-tour à droite et je me dirige vers la place Wenceslas ; puis je rencontre quelqu’un de connaissance qui m’accompagne et me raconte des choses intéressantes, j’arrive chez moi, j’ouvre la porte, ta lettre est là, j’entre en elle comme un promeneur qui, fatigué de marcher à travers champs, pénètre maintenant dans les bois. Certes, je m’égare, mais cela ne m’effraie pas. Puissent tous les jours finir ainsi.

Franz Kafka, « lettre à Hedwig Weiler (octobre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 603.

David Farreny, 20 avr. 2014
gains

À ses moments de lucidité, il ne voit personne, ne parle à personne. Ses moments de lucidité sont nombreux. Le calme règne. Ce n’est que très rarement qu’une lucidité supérieure illuminante lui enjoint de se montrer sociable et communicatif comme on doit l’être. Brève ébriété mais erreur funeste. Une ou deux soirées suffisent et c’est la banqueroute : tous ses gains perdus d’un coup.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.

David Farreny, 12 juin 2014
rustique

Les voitures que l’on entend de loin avant d’être ébloui par l’éclat du soleil sur leur pare-brise grimpent la côte, puis redescendent. La rumeur, les reprises, la grimace des moteurs, la vitesse et le vent qu’elles déplacent rendent le silence qui les suit plus rustique.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 5.

David Farreny, 20 juil. 2014
terminus

De Joinville à la Bastille, je bourlinguais au premier étage de ces vieux wagons de chemin de fer de Vincennes, si bien faits pour émouvoir les poètes, souvent férus d’ancienneté en raison, je pense, de cette pesanteur rétroactive qu’elle atteste et grâce à quoi le terminus de l’existence semble plus long à venir.

Jacques Audiberti, Talent.

David Farreny, 21 juil. 2015
philanthropes

Les philanthropes de droite ont leurs œuvres pour les pauvres, ceux de gauche ont les leurs pour les opprimés. Les premiers se rachètent par le portefeuille, les seconds par la protestation — et, par là, s’estiment moralement supérieurs. Aussi aimerais-je être un John Edgar Hoover ou un Lavrenti Beria pour récolter des renseignements sur la vie intime de ces gens qui signent des pétitions en faveur de tel ou tel droit bafoué. À coup sûr, je découvrirais des tortures familiales, des rackets conjugaux, des chantages affectifs, des euthanasies prématurées. De quoi rédiger un volumineux Livre noir de l’humanisme.

Frédéric Schiffter, « humanisme », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024

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