Un mode de la présence sur terre agonise, qui n’avait pas que ses mérites, bien sûr, mais qui avait produit de grandes œuvres, de beaux espaces et de hautes pensées. Beaucoup d’entre nous lui étions attachés, et celui que nous voyons s’apprêter à le remplacer, et même régner à sa place, déjà, en maints endroits, n’a pas de si évidents mérites, par comparaison, qu’il nous console de cette perte. Non seulement nous ne devons rien faire pour la différer, pourtant, il nous faut y applaudir des deux mains. Comme le disait avec une franchise menaçante une publicité des années récentes : « Nous allons vous faire aimer l’an 2000. » C’est un peu beaucoup nous demander.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 127.
Elle repose, sa grande langue, soigneusement enclose en sa bouche aux lèvres imperceptiblement entrouvertes, sa grande et désirable langue bien cachée.
Ils sont cinq autour.
Dès qu’elle ouvrira la bouche, eux aussitôt, la maintenant ouverte, fonceront à la recherche de la langue, facile exploration en cette tiède et menue demeure où il n’y a qu’elle.
La grande fatiguée repose et, des heures durant, tant qu’elle peut résiste à l’envie de boire, de bâiller, de soupirer, se doutant bien à voir leur mine allumée de ce que l’avenir a mis en chantier pour elle, pour elle si lasse.
Sans même cette fatigue, qui, contre cinq se relayant, se distrayant les uns les autres, pourrait tenir et se surveiller continuellement ?
Tôt ou tard elle s’oublie… et entrouvre la bouche… Malheur ! Malheur, signe de bonheurs ! Eux aussitôt de se précipiter, de maintenir ouvert le traître orifice derrière lequel la succulente langue n’ira pas loin.
Où donc se retirerait-elle ? Ils l’ont. Ils l’ont saisie. Ils la tiennent, la mordent, la grignotent.
L’horrible repas a commencé.
Ils sont cinq. Je suis l’un d’eux.
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 475-476.
Nous étions les meilleurs amis du monde, comme nous devisions tranquillement, après dîner, le long des ruelles coites. Cependant je m’en tiens à mon sentiment de toujours : pour courir le monde à vos côtés, aux miens, mieux valent les amants. Car si la ville est belle, le village avenant, le soir lyrique, que souhaiterait-on sinon mettre sa main sur une épaule, et rentrer doucement vers les chambres, vers la chambre, vers le lit, pour que le genou trouve l’appui d’une cuisse, la bouche le sommeil d’une nuque, la main l’amitié d’une hanche ? Mais que dis-je, l’amitié ? L’amitié nous l’avons. Il y a seulement qu’en voyage, et par comparaison, c’est un sentiment un peu fade, à mon avis…
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 262.
Il tournait toute la journée dans l’hôtel, montait et descendait sans but, tentait d’accoster Charlotte, passait du temps à se cacher de Gilbert et de la mère. Il saluait cérémonieusement les clients qu’il croisait ainsi qu’ils le faisaient eux-mêmes, pour la plupart représentants de commerce. La pluie et le froid le dissuadaient de sortir. Et il répétait avec Charlotte les propos les plus insignifiants, sans déplaisir, s’adaptant au déroulement simple de ses pensées et pressant ici ou là un morceau de sa chair, d’un geste amical. Rien ne remplissait la tranquille existence de Charlotte que les travaux domestiques, la lecture de ses revues, le service fourni au président Alfred, d’ailleurs exigeant et capricieux. Qu’avait-elle besoin d’autre chose ? Indifférente à son aspect, elle s’habillait toujours des mêmes vêtements peu seyants.
Elle charme en moi ce que j’ai de moins bon, songeait Herman, de veule et de paresseux. Les heures s’écoulent privées d’énergie et de réflexion, et tout est égal, les petites infamies ou les bons mouvements. Quel repos, oui, que cette vie-là ! Quel repos que le village !
Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 85-86.
La question morale par excellence, on l’a souvent noté, c’est celle de l’emploi du temps.
Elle résume et elle implique toutes les autres. Ce qu’un individu décide de faire du temps qui lui est imparti sur la terre, de ses années, de sa journée, des heures de ses journées, et la façon dont il les répartit, le poids respectif qu’il choisit de donner, et qu’il donne effectivement, à telle ou telle activité, à tel ou tel ordre de labeur, de plaisir, d’exercice ou d’étude : pareils choix engagent la totalité de son sentiment des valeurs.
Encore faut-il, bien sûr, que le temps lui-même soit une valeur, pour celui qui le gère […]. Dis-moi à quoi tu passes ton temps, je te dirai ce que tu vaux — mais ce que tu vaux devant Dieu, ou devant les hommes, ou devant la sagesse, les siècles, la poésie, la conscience d’être ; non pas ce que tu vaux sur le marché du travail…
Et pourtant si, un peu, aussi.
Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, P.O.L., p. 48.
Le monde serait une chambre si nous étions faits pour goûter un durable et plénifiant repos. Or, il n’est point tel. Il existe. Nous aussi, et ceci n’est sans doute pas sans rapport avec cela. Nous sommes avides d’aller, de connaître et les choses sont là pour répondre à cette inclination qu’il y a en nous. Ce doit être, sauf accident, la règle. Or, l’accident, on y était impliqué avant d’avoir pu deviner la règle. C’était le chevron et l’expérience corrélative, originaire, la rebuffade et le dépit.
Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 9.
En un sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d’avoir un passé — mais qu’il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu’en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m’inquiéter de savoir comment c’est d’un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née.
Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 178.
Ses propos cyniques, ricanants, me laissent, comme tous ceux qu’il me tient, depuis trente-neuf ans, dépité, malheureux. Et je songe, étant homme, capable de recul, désormais, aux ravages qu’ils occasionnaient, jour après jour, chez le gosse que je fus, à la plaie ouverte, inguérissable, qu’ils m’ont laissée. Je sais d’où viennent la difficulté, les complications, le danger mortel qui enveloppe, a priori, toute interaction où je sois impliqué, le sentiment violent de ma nihilité, puisqu’elle m’a été signifiée sans ménagement aussitôt que j’ai su ce que parler voulait dire, l’amour immodéré de la solitude qui en a résulté, l’oreille complaisante que je prête à la tentation chronique de crever, et ce besoin violent, rétroactif, d’explication, de vérité, de paix, qui me tient du matin au soir sur mon papier.
Pierre Bergounioux, « samedi 22 octobre 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 738.
Il fait si froid qu’on ne peut s’arrêter nulle part, ni rêver ; la rêverie est prise dans la marche : une rêverie obstinée, de la pensée, plutôt, à l’état naissant, prête à bondir vers la joie ou la tristesse où elle se défait.
Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 68.
C’était comme si je n’avais plus besoin de respirer moi-même tant l’intérieur de moi était vivifié, jusqu’aux narines, par l’air de cette course ; la jubilation que les autres extériorisaient par des cris, mais que, moi, je gardais au fond de moi-même en silence, je l’entendais, exprimée non par ma propre voix, mais par les choses du monde extérieur, résonner dans le battement des roues, la cadence des rails, le claquement des aiguillages, les signaux qui ouvraient la voie, les barrières qui la protégeaient, le crépitement de toute la machinerie ferroviaire emportée dans son envol tonitruant.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 37.
Il avait eu très peur, mais sa peur essentielle avait été et était encore d’avoir pu tuer un homme. Il montrait d’une âme égale ses nombreuses blessures, au tibia, à la cuisse, à l’épaule – ne sortant de ses gonds que lorsqu’on en venait, inévitablement, à cet Italien qu’il avait, sur ordre, mis en joue. « J’ai visé au-dessus de sa tête, disait mon père, mais quand j’ai tiré il a sauté en l’air, comme ça, les bras en croix, et ensuite je ne l’ai plus vu. » C’était le seul moment qu’il racontait encore et toujours les yeux écarquillés ; car l’autre continuait toujours, trente, quarante, cinquante après, à sauter en l’air, et jamais on ne saurait avec certitude s’il se laissait retomber ensuite dans sa tranchée ou s’il y était précipité la tête la première.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 63.
C’est en retrouvant le visage d’un autre depuis quelques temps « perdu de vue » que nous prenons parfois conscience d’avoir vieilli. Passé un certain âge, il ne faudrait jamais s’éloigner trop longtemps de ceux ou celles que l’on est destiné à revoir : ils en profitent pour vieillir sans prévenir et ressurgissent soudain comme le miroir indélicat de notre propre décrépitude. On se rassure éventuellement entre intimes plus constamment proches : « Il a pris un sacré coup de vieux… », mais le cœur n’y est pas, on lui en veut presque, on se demande s’il n’est pas malade ; on cherche une explication.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 119.
L’idée sous forme brève plaît. Nombre de gens, à l’adolescence et même plus tard, éprouvent de l’attrait pour les maximes, les sentences, les pensées. Preuve en est le succès des recueils de citations. On en comprend la raison. Dans un même volume se côtoient une foultitude d’auteurs plus ou moins célèbres que l’on n’a en règle générale pas lus, mais qui, là, d’un mot, d’un paradoxe, d’une remarque, d’un trait d’humour, d’un sarcasme, d’une pointe tirés de leurs œuvres respectives, comblent l’esprit. Souvent l’amateur constitue pour soi-même, dans un cahier, un florilège plus sélectif que l’original. En recopiant tel ou tel propos, tout se passe comme s’il cherchait à participer non tant de la pensée de celui qui en est l’auteur, que de son talent d’expression. Séduit, le « recopieur » réagit davantage en écrivain qu’en philosophe. Pour le philosophe, disait Jean-François Revel, « une idée vaut d’être lue parce qu’elle est bonne », alors que pour l’écrivain « une idée est bonne parce qu’elle vaut d’être lue ». Revanche de la formule sur le traité.
Frédéric Schiffter, « préface », Philosophie sentimentale, Flammarion.