étiologie

L’impossibilité d’agir a toujours été chez moi une maladie à l’étiologie métaphysique.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 182.

David Farreny, 9 fév. 2003
passages

Étranger, néanmoins, c’est encore une espèce de statut, une épithète pour le voyageur, un label pour ses rapports avec le ciel, les passages cloutés, les fontaines, les visages. À Chamalières, je ne suis même pas étranger. Qu’importe que j’avance, me hâte, coure peut-être, me retourne, lève les yeux, sourie dans le vide ? Je peux bien aller jusqu’à changer de trottoir. Nulle part je ne serai mieux innommable, ni plus rigoureusement inqualifiable ; jamais chose plus transparente, ni corps mieux dépecé.

Renaud Camus, L’élégie de Chamalières, P.O.L., p. 28.

David Farreny, 7 juin 2003
duel

C’était lui, l’ennemi sur la tête de qui je devais mettre les charbons ardents ! J’ai lutté héroïquement ; j’ai été impitoyable ; et sans cesse encore je porte sur cette plaie vive le fer rouge de mon mépris-de-moi-même et la pierre infernale de mon introspection inflexible. Duel à mort entre moi et lui, dans la maison fermée de mon âme où personne ne peut venir séparer les combattants. Je le poursuis de chambre en chambre et jusqu’au dernier réduit du cellier ; là enfin je le saisis et je le serre à la gorge. « J’étouffe mon orgueil », dis-je, et c’est de là seulement que je veux tirer…

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 117.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
niveau

L’aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des États-Unis, ce sont les grandes œuvres de l’architecture : la Réformation jeune d’âge, qui ne sacrifie point à l’imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Aucun monument, à Philadelphie, à New York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits : l’œil est attristé de ce niveau.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 236.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
tremblé

Je viens à bout du chapitre huit au prix d’une page et couvre à peu de chose près la première du suivant. L’approche de la fin me remplit d’une impatience funeste. Je choisirais très volontiers la ligne droite et le terrain plat, m’en tiendrais à la trame, prendrais la corde si j’écoutais le gros paresseux qui ne dort que d’un œil, dans son coin. Il faut me reprendre fermement en main pour chercher la juste couleur des choses, leur coefficient d’adversité, leur tremblé quand on est aux prises avec elles et qu’elles pourraient bien l’emporter. C’est de tout cela que le paresseux, le sagouin, l’éternel enfant ferait litière pour s’épargner la peine de vivre.

Pierre Bergounioux, « mercredi 14 octobre 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 639-640.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
trophée

La bête était évidemment morte, la grosse touffe abandonnée de sa queue balayait les pieds des enfants, pesamment rousse sous le ciel vert. Je pressai encore le pas. Ce trophée d’un autre âge que des chasseurs nabots apportaient vers moi, l’offrande qu’ils m’allaient en faire, cette fine bête carnassière livrée à des mouflets d’arrière-campagne, le bonnet rouge vif, les capuchons vieillots, l’affairement borné des porteurs et les danses sottes des autres qui gambadaient autour, tout cela décupla ma scélératesse, la fêla, l’affûta du malaise sans quoi elle est défectueuse. J’étais dans un fabliau obscène.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
inertie

Du temps passait. Le froid me rentrait dans le corps. Les hautes murailles resserrées accablaient. J’éprouvais la contrariété qu’il y a à rester au contact d’une colère, serait-elle celle de l’eau, des fourrés. Je reconnaissais, intact, inentamé le déplaisir que j’avais fui, les yeux ouverts, dans la nuit. Il ne m’est pas venu à l’esprit, n’ayant pas eu le temps, qu’on ne vient pas à bout en l’espace d’un moment de l’ombre accumulée depuis le fond des âges, qu’il faut du temps. C’est comme de tailler à coups de pic la corniche aventurée à flanc de gorge, de percer le tunnel à travers le banc rocheux. Une chose est de vouloir se frayer un passage, autre chose d’attaquer la paroi, de réduire pied à pied l’épaisseur, la résistance du rocher. C’est la même écrasante inertie, la même noirceur que les mêmes choses nous opposent sous les deux espèces où elles sont, pour nous, en tant que telles et puis hors d’elles-mêmes, fort au-delà de leur strict contour, à l’intérieur de nos pensées et jusque dans nos cœurs.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 76.

Élisabeth Mazeron, 25 mai 2010
post-scriptum

Mais je sens que je t’ennuie. Et je ne mérite même pas ta pitié. Sois heureuse et laisse-moi mourir.

Et monsieur Songe en relisant cette lettre est au bord du désespoir.

Il ajoute pourtant en post-scriptum il faudrait un coup de théâtre mais je me demande s’il en existe ailleurs que dans les mots.

Remarque d’une profondeur telle qu’elle effraie monsieur Songe et qu’il pense la biffer.

Mais il ne la biffe pas, elle sera faite pour toujours.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 7 déc. 2013
sweet

Rentrer, c’est toujours plus ou moins regagner sa niche, la queue entre les pattes. Ce n’est pas très glorieux. Preuve que le vent du large n’a pas voulu de nous, qu’il ne nous a pas déposés sur le rivage d’un nouveau monde. Niche, sweet niche. Mon coussin, ma balle. Et pourtant, nous rentrons soulagés, bien contents d’en avoir fini avec le dérangement du voyage. Comme il fut long et douloureux, cet exil normand, et comme cela va être doux de revoir la tête de la boulangère (avec ses bonnes joues et la boule de son petit chignon, ne dirait-on pas la maman brioche ?).

Puis nous avons fait le plein de sensations fortes. Nous aspirons à la quiétude.

Tout de même, nous n’oublierons pas la brûlure du soleil ni la fraîcheur des sorbets.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 32.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
fraîcheur

La grande valeur pratique des certitudes ne doit pas nous dissimuler leur fragilité théorique. Elles se flétrissent, elles vieillissent, tandis que les doutes gardent une fraîcheur inaltérable… Une croyance est liée à une époque ; les arguments que nous lui opposons et qui nous mettent dans l’impossibilité d’y adhérer bravent le temps, de sorte que cette croyance ne dure que grâce aux objections qui l’ont minée.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 566.

David Farreny, 28 fév. 2024
suie

Nous quittons Hirson pour Saint-Michel, la mort dans l’âme, pour retrouver, au collège de Saint-Michel, la même atmosphère de tristesse, de rance, de médiocrité, et ce temps qui a enduit de sa suie maints visages, et dont nous peinons à croire qu’il a façonné les nôtres de la sorte. C’est le temps retrouvé. Tout est là, décrépit, hommes et bâtiments, l’Auberge du Cheval Blanc, l’Hôtel du Nord, la gare fantôme qui évoque un peu Hiroshima, avec ses installations bombardées pendant la dernière guerre et abandonnées… « Nous n’aurions peut-être pas dû revenir », me dit Aline qui a l’estomac aussi noué que le mien. Nous faisons quelques pas, serrés l’un contre l’autre, dans un vaste champ de blé vert. Pas une âme. Vent sur les blés, campagne belle et calme qui attend l’orage du soir.

Richard Millet, « 5 juin 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024
épistolomanie

Voilà comment j’ai contracté cette étrange maladie qu’on pourrait appeler épistolomanie. C’était il y a deux ans, quand la vodka suscitait de longues et soudaines files d’attente, et qu’on nous rendait la monnaie en timbres-poste. […] Que pouvait bien faire un homme vivant à l’écart des autres, loin de tous, avec des timbres ? Ces petits rectangles dentelés et collants destinés à ceux qui communiquent, rapprochent leurs cœurs, se collent les uns contre les autres. J’avais accumulé une bonne quantité de timbres. Ils étaient mis de côté, à l’écart, au bout de la table. Et ils voulaient travailler, être compris. Je ne sais trop comment – j’étais à moitié saoul – j’ai séparé leurs dentelures et j’ai décidé (nous autres, les ivrognes, nous ne sommes pas de mauvaises gens) de faire plaisir à un timbre.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 6 mai 2024
répudie

L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou du néant, si l’éternité c’est lui.

Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme, quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

Fernando Pessoa, « 103 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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