proclamer

Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.

David Farreny, 13 oct. 2006
choses

Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 115.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
république

Et les soirs de 14 Juillet commencés pourtant dans la bonne humeur, son uniforme neuf astiqué, entre les clairons et les trois couleurs, les zouaves et les turcos, le ciel bleu, les soirs de prise de la Bastille on n’a rien pris et on finit par rester tout seul à une table dans un bistrot près du port, avec devant soi la mer qui est noire, les amis qui vous ont laissé à vos radotages, les jeunes mauvais qui vous regardent et rient avec les écaillères, la blanche qui coule dans la barbe et l’uniforme neuf qu’on a taché, et quand en colère on se lève, qu’on pousse la chaise et qu’elle tombe, ce n’est plus révolte, ce n’est plus acompte pris sur la république à venir, c’est la république elle-même qui tombe dans cette chaise qu’on regarde avec stupeur et quelque chose comme des larmes, ultimes mais qui pourtant ressemblent à du bonheur, la république délicieusement perdue, effondrée là, dans le passé ; quand on rentre à plus de minuit on est un vieil homme saoul, et dans une ruelle obscure où l’on reprend souffle on voit les feux d’artifice éclater là-haut soudain comme des dahlias de Vincent, quelles mains les cueillent, quel troupeau céleste les broute, et alors on faiblit, comme une bonne femme on se dit que Vincent est au ciel. On lui parle.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
extravasement

D’autre part, au cours de ces interminables queues que nous faisions par millions le long des routes menant aux trop vastes champs de bataille, j’avais reçu, pour la première fois de ma vie, l’impression écrasante, définitive, qu’un homme est noyé dans l’humanité. Tous les faux-semblants de personnalité, d’originalité, de quant-à-soi, d’exception qui peuvent se multiplier dans le monde illusoire de la paix — qui pouvaient se multiplier dans ces temps tranquilles et rassis d’avant 1914 — se dissipaient et il restait que j’étais une fourmi engluée dans la fourmilière. Faute de regards pour me discerner, je devenais indiscernable à moi-même. Cela me ramena tout d’un trait à cette mystique de la solitude, et de la perte à lui-même du solitaire dans sa solitude, et de l’extravasement à l’intérieur du moi de quelque chose qui n’est pas le moi. Puisque j’étais perdu, pourquoi ne pas me perdre davantage ? Il n’y avait qu’un moyen de me guérir de la perte que je faisais de moi en tout, et de moi et de tout en rien, c’était de me perdre absolument.

Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 20 juin 2009
structure

Dans l’incident, ce n’est pas la cause qui me retient et retentit en moi, c’est la structure. Toute la structure de la relation vient à moi comme on tirer une nappe : ses redents, ses pièges, ses images […]. Je ne récrimine pas, je ne suspecte pas, je ne cherche pas les causes ; je vois avec effroi l’ampleur de la situation dans laquelle je suis pris ; je ne suis pas l’homme du ressentiment, mais celui de la fatalité.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 84.

Élisabeth Mazeron, 9 déc. 2009
humanité

Je ne peux plus supporter l’humanité. Je ne peux plus supporter l’humanité ! C’est embêtant, parce qu’il y en a vraiment beaucoup.

Renaud Camus, « lundi 20 août 2007 », Une chance pour le temps. Journal 2007, Fayard, p. 318.

David Farreny, 15 janv. 2010
articulations

Nos articulations sont autant de mauvais plis pris par le corps qui lui interdisent mille postures avantageuses, mille gestes décisifs. Je prétendais y remédier.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 28.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
sodium

Sublime abstraction du paysage.

COURTENAY — AUXERRE NORD.

Nous approchons des contreforts du Morvan. L’immobilité, à l’intérieur de l’habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. « C’est une bonne voiture », me dit-elle.

Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange ; on dirait qu’ils prient. Quoi qu’il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La « raie jaune du sodium », prétend Béatrice.

Déjà, nous sommes en vue d’Avallon.

Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 61.

David Farreny, 26 avr. 2012
déprécier

C’est s’abaisser que de déprécier après coup un bonheur perdu.

Jack-Alain Léger, « Memento mori », Ma vie (titre provisoire), Salvy, p. 98.

David Farreny, 16 oct. 2014
réduit

Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.

David Farreny, 4 mars 2016
grotesque

Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l’équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune des naïvetés inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d’une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l’expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d’où sa complexité d’homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets, d’où également les contradictions, poussées jusqu’au grotesque, de ses attitudes. Quand il se mêle d’être profond (et il y arrive sans effort), il défigure le moindre fait, la moindre idée. On dirait qu’il a la manie de la grimace monumentale. Tout est vertigineux, affreux, et insaisissable dans l’histoire de ses idées, révolutionnaires ou autres. Il est encore un incorrigible amateur d’utopies ; or, l’utopie, c’est le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable, au devenir, et de pousser une vision optimiste, aérienne, jusqu’au point où elle rejoint son point de départ : le cynisme, qu’elle voulait combattre. En somme, une féerie monstrueuse.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 453-454.

David Farreny, 17 mars 2024
tombe

Je dois refuser le livre que m’offre ce jeune écrivain, son premier roman, car ma bibliothèque est pleine, comme si tout avait été écrit déjà, aucun nouveau volume n’y pourrait tenir, plus un intervalle ouvert, plus un interstice (dans les plus fines fentes, se logent les opuscules). Parce qu’il semble navré, je lui fais une promesse :

– Dès que l’un des auteurs présents sur mes rayonnages tombe dans l’oubli et que sa place se libère, elle est pour toi !

Il piaffe.

Éric Chevillard, « lundi 1er avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

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