Il est toujours très difficile de se couper de tout. Ne fût-ce qu’un lundi matin, quand toutes et tous, après un café trop fort avalé debout, ayant passé sous le joug une tête bouffie, se sont rués sur manettes et boutons pour que reprenne sans faute le branle absurde.
Le monde non utilitaire en reste comme hébété. Secoué de vrombissements sourds, il fait de la présence ; il dérangerait presque, sa mauvaise conscience est certaine. J’ai pour ma part « en charge » quelques toits de bâtiments publics, un énorme tilleul, et une petite portion de la rive droite du canal du Berry.
Bien sûr ce n’est pas une profession, ni même une activité. Mais je les assure d’une bienveillance, d’une humaine connivence. Deux hectomètres plus loin, quelqu’un d’autre prend le relais. Sans doute une vieille sur une chaise dépaillée, ou bien quelque grand fils trentenaire qu’on dit déficient intellectuel léger.
Jean-Pierre Georges, « En charge », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 20.
La neige sur les toits millier de pages
une bande d’étourneaux les notes de Satie
une à une dans l’hiver comme un pincement
les années qui s’ébattent s’emboutissent
déferlement d’inclassables saisons. Cette
promenade toujours refusée par l’Amour menu !
Le coteau n’était-il pas de neige lui aussi
cela devient historique mais vivrais-je cent ans
que rien de plus ne sortirait de ce petit
cadavre. Enfin Jeanne souvenez-vous, Chinon ?
Jean-Pierre Georges, Dizains disette, Le Dé bleu, p. 76.
Tu es la cave fermée
au sol de terre battue,
où l’enfant est entré
une fois, les pieds nus,
et sans cesse il y pense.
Tu es la chambre sombre
qu’on évoque sans cesse,
comme l’ancienne cour
où l’aube se levait.
Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.
C’est le trait terrible dans le vieillissement : il vous donne bientôt la gaîté de cœur qui permet d’accepter comme allant de soi des retranchements sur les sens et sur le cœur, considérés auparavant comme de monstrueuses avaries.
Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 12.
les brouillards de la Mer du Nord viennent nous refroidir
alors nous nous levons dans nos corps en attente
et sortons nos crânes pourris de leurs vieilles soupentes
pour les lancer sur le pavé de la ville endormie
il y a dans cet air comme une odeur de brasserie
comme si le fumet des germoirs partout dans la ville
se répandait ce soir pour regonfler nos nerfs débiles
et nous faire entrevoir des plaisirs à n’en plus finir
vers les trois ou quatre heures du matin un pauvre bougre
ira pisser sur ses souliers en regardant comment
la lune étend son sang dans la nuit qui s’entrouvre
au cri perçant du premier merle enroué mais ne ment-
il pas ? est-ce vraiment le jour qui là-bas monte et bouge ?
ah ! quelle horreur ce temps qui tourne inexorablement !
William Cliff, Autobiographie, La Différence, p. 101.
J’ai apporté à vivre beaucoup plus de nonchaloir que d’attention.
Paul Morand, « 22 octobre 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 153.
Buter sur une limite, de tête, de cœur, de main, de temps… Toujours revenir à ce constat simple : la vie devrait être un continuel élan libre, et elle est perpétuellement restreinte, tenue à l’étroit par le réel, brimée, voire interdite. Tout rabattre à ras, dès lors, revient à maintenir possible un bonheur nain.
Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 32.
Il y avait ce jeune aurivergiste à cheval avec sa belle blonde, descendus déjeuner sous la paillotte où se retrouvent les membres des tribus les plus illustres de Rouen. Je n’ai rien contre la réussite matérielle. Si elle a tant de succès, c’est qu’elle plaît, et j’admets très bien que d’autres trouvent leur compte dans la possession d’objets chers sans se tromper plus que moi sur le sens de la vie. Mais prenons ce cas précis : cet homme possède un cheval, et un beau. Vous déplacer à cheval est plus confortable, va plus vite et vous confère généralement une image plus valorisante que vous déplacer à pied. Avoir une belle femme à son bras, de même, est plus satisfaisant que sortir avec une laide. Peu importe, je me demande : quand il arrête de paraître et qu’il retrouve sa blonde dans l’intimité, que se disent-ils, que partagent-ils de si intéressant, de plus intéressant que la plupart des gens ? Que moi ? Leur apparence doit perdre de sa superbe. Ils échangent des propos moins brillants. La platitude les écrase jour après jour jusqu’à la nausée. Salauds. Allez crever !
Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 80.
CHEVILLARD : Boucher d’abattoir qui vend sa viande en gros ou demi-gros, prétend le dictionnaire, c’est mal me connaître : je vends très peu, toujours au détail. Vraiment, on se demande parfois quels historiographes incultes ou négligents se chargent de rédiger les notices consacrées aux grands hommes.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 167.
Apprendre plein de choses (les coefficients stœchiométriques, la philosophie d’Alain Badiou) diminue d’abord l’angoisse (car on a l’impression de mieux comprendre le monde) puis l’augmente (car on réalise qu’on ne comprend rien, et peut-être pis encore, qu’il n’y a rien à comprendre).
Olivier Pivert, « Connaissance de Montcuq (et alentours) », Encyclopédie du Rien. 🔗