être

L’être est un non-sens, mais un non-sens qui a des dents.

Antonin Artaud.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
rien

J’étais bien content. Ce furent des après-midi merveilleuses. Rien n’arrivait.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 190.

David Farreny, 23 mars 2002
brumes

Route d’Ordu

Vingtième heure de conduite

C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, menant rapidement l’histoire à son terme lorsqu’un cassis plus profond vous ébranle, ou un changement soudain dans le régime du moteur, ou enfin le silence qui déferle quand le conducteur a coupé le contact pour se reposer lui aussi. On presse sa tête meurtrie contre la vitre, on voit dans les brumes de l’aube un talus, des bosquets, un gué où une bergère en babouches, un rameau de noisetier à la main, fait passer un troupeau de buffles dont l’haleine chaude, sentant fort, vous réveille cette fois tout à fait ; et on ne perd rien à débarquer dans cette réalité-là.

La bergère approche prudemment sa tête de la vitre, prête à s’enfuir. Elle a douze ou treize ans, un fichu rouge sur la tête et une pièce d’argent suspendue au cou. Ces deux morts mal rasés l’intriguent énormément.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 103.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
exigeaient

Entre les toits, les cheminées, à un kilomètre, environ, le faîte des collines coiffées, autrefois, de bosquets, aujourd’hui de pavillons. C’est à ce créneau que je guettais le retour de la belle saison, l’éveil des verdures, rêvais d’escapades. Dix-sept ans de ma vie, la seule, en vérité, dorment d’un sommeil de conte sous ces combles et c’était, cet après-midi, comme s’ils exigeaient de moi que je n’oublie pas qu’ils avaient été, que des questions se posaient en termes de vie ou de mort, déjà, auxquelles j’avais répondu comme je pouvais, tant mal que bien, avec les moyens du bord.

Pierre Bergounioux, « vendredi 31 décembre 1982 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 176.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
amicale

La mer était jaunâtre, surtout près de la côte ; à l’horizon, un rai de lumière, et au-dessus, d’énormes nuages gris dont on pouvait voir la pluie s’abattre en lignes obliques. Le vent chassait la poussière du chemin sur les roches au bord de la mer, et il agitait les aubépiniers en fleurs et les giroflées qui poussent sur les rochers.

À droite, des champs de jeune blé ; dans le lointain, la ville avec ses clochers, ses moulins, ses toits d’ardoises, ses maisons en style gothique, puis plus bas, son port emprisonné entre deux digues qui avancent dans la mer. Elle ressemblait aux villes qu’Albert Dürer a gravées à l’eau-forte. J’ai vu la mer dans la nuit du dimanche ; tout était sombre et gris, mais le jour commençait à poindre à l’horizon.

Il était très tôt mais les alouettes chantaient déjà, ainsi que les rossignols dans les jardins en bordure de la côte. Dans le lointain, les feux d’un phare, le garde-côte, etc.

La même nuit, j’ai contemplé par la fenêtre de ma chambre les toits des maisons et les cimes des ormes qui se détachaient, taches sombres, sur le ciel nocturne, où vibrait une seule étoile, qui m’a paru grande, belle et amicale.

Vincent van Gogh, « Ramsgate, 31 mai 1876 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, pp. 45-46.

David Farreny, 15 juin 2009
justifié

Très bonne journée, grâce à une exposition magnifique. Connaissez-vous Paul Klee, le peintre mi-allemand mi-suisse mort en 1940 ? Son œuvre poétique, séduisante au possible, connue partiellement, déjà m’enchantait, mais peu de ses tableaux émergeaient, les Allemands l’ayant interdit comme décadent. Aujourd’hui on en exposait plus d’une centaine : l’ensemble d’une vie, la totalité d’un homme, une peinture riche de fantaisie, abstraite parfois, en tout cas très irréaliste. Eh bien quand à la sortie, on contemple la nuit réelle, on a un choc : oui, c’est bien ça. La même beauté, le même humour, la même tristesse et la même joie éclatent dans les lumières rouges ou vertes de la nuit réelle que dans l’irréalisme des toiles aux merveilleuses couleurs. Je me sens bien ce soir. N’est-ce pas un critère valable pour juger la littérature ou l’art, ce pouvoir qu’ils détiennent de vous faire vous sentir profondément justifié ? Vos livres possèdent cette qualité précieuse et c’est ce qu’on demande à un homme ou à une femme également, n’est-ce pas ? D’inspirer ce simple sentiment : ça vaut la peine que le monde existe si des événements pareils y surviennent : ce tableau, ce livre, cet amour, ce sourire.

Simone de Beauvoir, « samedi 28 février 1948 », Lettres à Nelson Algren, Gallimard, pp. 272-273.

Élisabeth Mazeron, 26 août 2009
méta-scène

La scène est comme la Phrase : structuralement, rien n’oblige à l’arrêter ; aucune contrainte interne ne l’épuise, parce que, comme dans la Phrase, une fois le noyau donné (le fait, la décision), les expansions sont infiniment reconductibles. Seule peut interrompre la scène quelque circonstance extérieure à sa structure : la fatigue des deux partenaires (la fatigue d’un seul n’y suffirait pas), l’arrivée d’un étranger (dans Werther, c’est Albert), ou encore la substitution brusque du désir à l’agression. Sauf à profiter de ces accidents, nul partenaire n’a le pouvoir d’enrayer une scène. De quels moyens pourrais-je disposer ? Le silence. Il ne ferait qu’aviver le vouloir de la scène ; je suis donc entraîné à répondre pour éponger, adoucir. Le raisonnement ? Aucun n’est d’un métal si pur qu’il laisse l’autre sans voix. L’analyse de la scène elle-même ? Passer de la scène à la méta-scène n’est jamais qu’ouvrir une autre scène. La fuite ? C’est le signe d’une défection acquise : le couple est déjà défait : comme l’amour, la scène est toujours réciproque. La scène est donc interminable, comme le langage : elle est le langage lui-même, saisi dans son infini, cette «  adoration perpétuelle  » qui fait que, depuis que l’homme existe, ça ne cesse de parler.

Roland Barthes, « scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 245-246.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
honte

Dans cette maison régnait une agitation continuelle, des portes claquaient toujours quelque part, des couvercles ou des ustensiles tombaient dans la cuisine, ailleurs on traînait un meuble, ou bien ma mère appelait d’une extrémité de la maison où on ne la soupçonnait pas l’instant d’avant, et les gens qui passaient dans l’allée se demandaient d’où ça sortait. C’était une de ces occasions où j’avais honte d’elle et honte d’en avoir honte.

Dans tout ce qu’elle faisait, c’était comme si elle se devançait elle-même, comme si sans cesse une image à laquelle elle voulait absolument satisfaire fuyait devant elle. Elle pédalait trop vite pour arriver à la gare et s’affalait horizontalement tout à travers la place et c’était, croyais-je, moi qu’on regardait. Elle portait trop lourd et ses filets craquaient en plein village et voilà tous les habitants, dos courbé, en train de ramasser des pommes. Il y avait toujours quelqu’un pour voir ou pour entendre. Tout le village savait ce qui se passait chez nous, qu’il fallait garder les fenêtres ouvertes, qu’il fallait toujours respirer à fond et que les jardins étaient faits pour que les enfants y jouent.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 67.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
sécurité

Comment se sentir en sécurité alors que le suicide est toujours possible ?

Éric Chevillard, « jeudi 4 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 sept. 2014
mégalomane

Le mégalomane n’est si vindicatif qu’en raison de son incapacité à prendre en amitié son moi flétri par le temps, bousculé par le hasard, courtisé par la camarde. Ce mortel n’admet pas de puer le cadavre de son vivant. Pour s’embaumer et embaumer, il se tricote alors une légende d’homme incarnant « toute la vérité de la nature ». Et c’est en ce seyant équipage de momie qu’il en remontre aux vivants.

Frédéric Schiffter, « 26 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024
gens

De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.

David Farreny, 14 mai 2024

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