histoire

Finie la vie. Il n’en reste plus. On pourra seulement, si on le veut absolument, en faire l’histoire.

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 208.

David Farreny, 4 mars 2008
déjà

Vous savez, c’est le soir qui s’estompe comme vous l’aimez, les corneilles sur les halliers, les ailes royales, le velouté des guêpes, les tiges rameuses, les fleurs roses ou purpurines, les odeurs sucrées, piquantes, un peu amères, les pétales toniques et déjà les boissons rafraîchissantes à base de vin blanc.

Dominique de Roux, « lettre à Gabrielle de Lestapis (25 mai 1959) », Il faut partir, Fayard, p. 112.

David Farreny, 21 août 2008
flottement

Là où elle est, déclara-t-il, elle doit maintenant faire comme nous, j’imagine, elle doit envisager de se coucher. Il est certain que cette femme elle aussi a l’obligation de dormir de temps en temps, commenta Kontcharski. Comment ça ? fit Marc. Ça ne lui retire rien, il me semble. Je n’ai pas dit ça, fit Kontcharski. Moi aussi, intervins-je, je l’imagine très bien en train de dormir. Ah oui ? fit Marc. Oui, dis-je. Je pense qu’elle est réelle, qu’elle existe réellement et qu’elle va dormir cette nuit, je veux dire que je pense comme toi, que je l’imagine très bien dormir. Il y eut un petit moment de flottement, ici, parce que personne ou presque ne semblait comprendre ce que chacun voulait exactement dire, flottement dont je tentai de sortir tout le monde en observant que cette femme, par ailleurs, était peut-être arrivée là où elle allait, elle. C’est-à-dire ? me reprit Marc. Eh bien, formulai-je, en proie à un nouvel embarras, mais c’était un peu tard pour biaiser, maintenant, elle ne sera peut-être plus sur la route demain, je suppose que tu en as conscience. Bien sûr, convint Marc. Ça ne l’empêche pas d’être la femme de l’autoroute. Non, dis-je, et Kontcharski acquiesça également en précisant qu’on ne pourrait jamais lui retirer l’autoroute, à cette femme. Bon, dit Marc, si on allait dormir ?

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 71.

Cécile Carret, 14 sept. 2008
lieu

« Je ne sais pas ». Presque une devise, à force de reprises. Je crois vraiment qu’en poésie l’important n’est pas de savoir mais de faire. On sait éventuellement un peu après, mais ce savoir frêle est déjà dépassé par le faire suivant. C’est cela, créer, à la différence de réaliser ou d’exécuter. Pas d’angoisse donc, dans cette position de non-savoir : c’est le lieu où il faut être pour écrire.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.

Cécile Carret, 4 mars 2010
nom

150. Choses magnifiques

[…]

Le paravent dont les peintures représentent les paysages de la « Description originale de la terre ». Il a un nom auquel j’aime à penser.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 293.

David Farreny, 4 juin 2011
umlaut

« Nous traversons un moment difficile, dit-il d’une voix flûtée. Difficulté de reconnaissance. Difficulté de vision. Bien, peu importe. Il faut s’attendre à ce genre de choses. Cela peut se produire quand nos instincts sont sous-développés. On s’enlise alors dans le caprice, la croyance erronée que nous avons gagné de l’importance. Cet homme, fit-il en désignant Synge de son monocle, est un génie. Vous m’entendez ?

— Oui, Mr Yeats, grommelèrent deux comédiens.

— Qu’est-il ? Dites-le tous !

— UN GÉNIE, MR YEATS.

— En effet. C’est exact. Il est notre Eschyle. Notre Ibsen. Il est l’un des Mages qui s’humilie en pénétrant dans notre étable. Nous sommes les pourceaux, les bœufs, les ruminants de son apothéose. Nous sommes les bouses dans la paille. Que sommes-nous ?

— Les bouses, Mr Yeats, répondit avec docilité un figurant.

Personne ne se retourna vers lui.

— Tout à fait. Nous sommes des détritus. Nous sommes dérisoires. Viles présences. Et vous, et vous, et vous — oui, surtout vous ! — serez bienheureusement oubliés et redevenus poussière quand l’œuvre de cet Homère sera glorifiée. Il chevauchera notre cheval ailé vers le mont Olympe tandis que… nos misérables bicyclettes rouilleront chez un brocanteur. Aucun de nous — j’ai bien dit aucun de nous — n’est digne de cirer ses richelieus. Et quand vous serez vieux, perclus de lassitude, la meilleure chose dont vous pourrez vous souvenir concernant vos existences futiles de petits colporteurs sera qu’un jour vous avez côtoyé un titan. Vous descendrez alors ce même texte, que vous souillez à présent de votre bave grégaire, de l’étagère où il aura reposé des années — des décennies, peut-être — et le foyer ancien de notre muse vous brûlera de honte car vous ne vous êtes pas agenouillés quand vous en aviez l’occasion.

— Yeats, mon vieux, je crains que vous n’alliez un peu trop…

— Silence, Synge ! »

Yeats se retourna vers les comédiens, un rictus de dérision le faisait paraître plus grand, et il passa la main dans la masse de ses cheveux.

« Pitoyables ingrats qui vous croyez déjà arrivés, poursuivit-il d’un ton terrible. Vous n’êtes que verrues sur les cuisses d’un paysan !

— Ah, là, interrompit Dossie Wright.

— Vous ne comptez pas, Wright. Vous êtes un vide, un trou sans fond. Tous autant que vous êtes, vous n’êtes qu’un surplus de population. Des Z bâtards. Des lettres non nécessaires. Sans les œuvres de ce génie, vous êtes… des umlaut ! »

Il prononça ce dernier mot avec grandeur, feignant de ne pas y trouver de plaisir.

Joseph O'Connor, « Répétition au théâtre de l’Abbaye à Dublin », Muse, Phébus, pp. 100-102.

David Farreny, 3 sept. 2011
fasciste

Douguine, sans complexe, se déclare fasciste, mais c’est un fasciste comme Édouard n’en a jamais rencontré. Ce qu’il connaissait sous cette enseigne, c’était soit des dandys parisiens qui, ayant un peu lu Drieu La Rochelle, trouvaient qu’être fasciste c’est chic et décadent, soit des brutes comme leur hôte de banquet, le général Prokhanov, dont il faut vraiment se forcer pour suivre la conversation, faite de paranoïa et de blagues antisémites. Il ignorait qu’entre petits cons poseurs et gros cons porcins il existait une troisième obédience, une variété de fascistes dont j’ai dans ma jeunesse connu quelques exemplaires : les fascistes intellectuels, garçons en général fiévreux, blafards, mal dans leur peau, réellement cultivés, fréquentant avec leurs gros cartables de petites librairies ésotériques et développant des théories fumeuses sur les Templiers, l’Eurasie ou les Rose-Croix. Souvent, ils finissent par se convertir à l’islam. Douguine relève de cette variété-là, sauf que ce n’est pas un garçon malingre et mal dans sa peau, mais un ogre.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 348.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2012
spirites

À l’aube, des disputailleries de corvidés sur une grue voisine, nettement audibles dans le demi-sommeil. À ces cris qui semblaient parfois excédés d’en être réduits à l’inarticulé, sont venus se superposer des lambeaux de rêves qui, pour tâcher de leur donner un sens, proposaient d’y voir quelque chose comme la naissance d’un langage — voire du langage lui-même. Le réveil a remis les choses en place en démontant brutalement l’ingénieux petit échafaudage mental. « Les spirites ne travaillent pas au soleil » (P. Valéry).

Gilles Ortlieb, « Vraquier », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 98.

David Farreny, 19 mars 2013
saccades

En ne trouvant sa place nulle part, il tourmentait les autres ; les chassait de leur place ou tout au moins la leur rendait invivable. Dès que mon père entrait dans la grande salle, le malaise s’y installait. Se contentait-il d’être debout à la fenêtre que nous autres étions frappés d’une brusquerie qui nous faisait tout faire par saccades.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 65.

Cécile Carret, 4 août 2013
impôt

La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que la vie ait connu.

Fernando Pessoa, « 13 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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