La collectivité s’est maintenant, d’un consentement à peu près unanime, donné pour maîtres à penser des professeurs.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 13.
On dit que la jeunesse est l’âge de l’espoir, justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même — on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 168.
La littérature c’était quelqu’un.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 123.
Les avantages d’un état d’éternelle virtualité me paraissent si considérables, que, lorsque je me mets à les dénombrer, je n’en reviens pas que le passage à l’être ait pu s’opérer jamais.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 138.
Je-t-aime est sans emplois. Ce mot, pas plus que celui d’un enfant, n’est pris sous aucune contrainte sociale ; ce peut être un mot sublime, solennel, léger, ce peut être un mot érotique, pornographique. C’est un mot socialement baladeur.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.
tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?
oui Mon Amour c’était il y a très longtemps
c’était quand nous avions ces femmes secourables
sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins
il y avait alors du soleil au jardin
nous n’étions jamais seuls au moment du malheur
or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties
la ville a envahi les jardins d’alentour
le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent
et nous pleurons sans le secours de leur pardon
nous pleurons en sentant notre viande malade
comme un morceau jeté aux chiens des carrefours
et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce
seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller
demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse
alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour
secret et persistant de ces femmes fidèles
qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours
William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.
Il est seul, debout. Le seul qui soit encore debout. Ça le change un peu. D’habitude on le range plus volontiers dans la catégorie des types à genoux.
Il est encore un peu essoufflé, un peu intimidé. Il ne regarde personne. Il sent encore sur lui comme des regards qui traînent.
Il est le type qui est monté au dernier moment. Le type qui a gêné la fermeture des portes. Malgré le signal sonore. C’est interdit. Et dangereux. Parce qu’interdit. Parce que dangereux.
Des regards de mépris, de reproche, peut-être même un peu de pitié. Rien de tout ça certainement mais en tout cas, lui, c’est ce qu’il sent. Et comme il en a plus qu’assez, d’être là, au milieu des jambes, sous les regards, il décide d’aller d’adosser.
Il y va. Il y est.
Il pose son sac entre ses pieds et s’adosse à la porte.
Puis il ose un regard. Puis un autre.
Plus personne ne fait attention à lui.
Le regretterait-il ?
Non. Mais tout à l’heure on faisait attention à lui et maintenant on ne fait plus attention à lui.
Ça peut faire mal.
Mal pour un bien puisque maintenant il peut regarder où il veut.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 50.
Oui, à quel point on se retrouve vite seul à ouvrir une porte de chambre, à ouvrir une fenêtre, à s’engager sur un chemin latéral !
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 75.
Le temps où je n’ai pas été au monde est une île de mots sur laquelle je tente inlassablement de prendre pied tout en sachant qu’on n’y sera que fantôme, l’autre côté n’étant que le royaume de la noire illusion, aucun vivant ne franchissant cette mer inconnue, sinon sous forme de métaphores qui ne sont qu’une anticipation de notre propre mort. Je me retire de ce seuil : la vie n’est pas la gestion plus ou moins raisonnable et heureuse de moments qui se succèdent comme des nuages, mais une série d’actes souvent obscurs, incompréhensibles à autrui, sinon à nous-mêmes, que nous passerons notre vie non pas à essayer d’éclaircir mais à en mesurer l’ombre portée sur un futur où nous ne serons plus.
Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, pp. 65-66.