littérature

De ce qu’il n’y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti, et c’est ce refus, peut-être aussi vieux que le langage lui-même, qui produit, dans un affairement incessant, la littérature. On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, p. 22.

David Farreny, 22 mars 2002
médecin

Pour la gratitude il fut nommé médecin des pauvres.

[…]

Toute la crasse, l’envie, la rogne d’un canton s’était exercée sur sa pomme. La hargne fielleuse des plumitifs de sa propre turne il l’avait sentie passer. L’aigreur au réveil des 14.000 alcooliques de l’arrondissement, les pituites, les rétentions exténuantes des 6.422 blennorrhées qu’il n’arrivait pas à tarir, les sursauts d’ovaire des 4.376 ménopauses, l’angoisse questionneuse de 2.266 hypertendus, le mépris inconciliable de 722 biliaires à migraine, l’obsession soupçonneuse des 47 porteurs de tænias, plus les 352 mères des enfants aux ascarides, la horde trouble, la grande tourbe des masochistes de toutes lubies. Eczémateux, albumineux, sucrés, fétides, trembloteurs, vagineuses, inutiles, les « trop », les « pas assez », les constipés, les enfoirés du repentir, tout le bourbier, le monde en transferts d’assassins, était venu refluer sur sa bouille, cascader devant ses binocles depuis trente ans, soir et matin.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 24.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
surtout

En fait d’être humain, décidément, j’étais injustifiable ; surtout je m’agitais inutilement.

Georges Bataille, Le bleu du ciel, Gallimard, p. 138.

David Farreny, 15 juin 2004
occultes

C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
personne

Un homme à qui personne ne plaît est bien plus malheureux que celui qui ne plaît à personne.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 106.

David Farreny, 22 oct. 2004
élucider

Lorsqu’il fut avéré que je ne trouverais pas d’explication toute faite, que l’accident dont je portais les séquelles ne concernait que moi, le mouvement que je me donnais depuis des années, la théorie des jours gris où je m’enfonçais perdirent toute signification. J’avais remis à plus tard de vivre, par égard, d’abord, pour des morts que je n’avais jamais connus vivants, dans l’espoir, ensuite, d’obtenir les éclaircissements dont l’absence parachevait notre infortune. Je m’étais transporté sur le grand théâtre du monde. Ce que j’y avais lu, entendu ne m’était d’aucun véritable secours, ne valait qu’autant que ce qu’il y avait autour était à peu près dépourvu de corps, d’effet de réalité. Je n’étais pas venu préparer un avenir mais tenter d’élucider un passé.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 78.

Élisabeth Mazeron, 28 mai 2010
pigeon

Le pigeon, pourtant.

Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain.

Jamais émouvant, profondément inaffectif, le pigeon minable et sa voix stupide. Son vol de crécelle. Son regard sourd. Son picotage absurde. Son occiput décérébré qu’agite un navrant va-et-vient. Sa honteuse indécision, sa sexualité désolante. Sa vocation parasitique, son absence d’ambition, son inutilité crasse.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 142.

Guillaume Colnot, 19 oct. 2010
parallèles

Heureusement pour moi, arriva un petit garçon de treize ans au visage couvert de taches de rousseur et qui lui aussi était énurétique. On nous mit ensemble. C’état un petit garçon troublé et merveilleux, d’une intelligence vive et immédiate, qui devinait et comprenait tout et ne jugeait jamais. Nous éprouvâmes instantanément une amitié entière l’un pour l’autre, absolue et sans limites, nous n’étions véritablement qu’une seule âme et, de ma vie, je n’ai plus jamais aimé aucun être de cette façon, de cet amour très particulier de l’amitié extrême qu’on n’éprouve probablement que dans l’enfance. C’était un amour absolument pur, dénué de ce trouble affectif si fréquent des amitiés de pensionnat, il se manifestait par une connaissance instantanée des pensées de l’autre. Il doit exister des âmes parallèles que seul le plus grand des hasards fait se rencontrer.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 201.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
ou

Je couvre, à grand-peine, trois pages. Il me semble me mouvoir dans le vide, fouler un sol aride, ébouleux pour atteindre quelque chose qui se trouve — ou ne se trouve pas — à une distance indéterminée qu’il faut franchir pour que la rencontre ait lieu — ou non.

Pierre Bergounioux, « dimanche 7 novembre 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 528.

David Farreny, 2 fév. 2012
or

Tu peux épingler huit cent sept papillons ; mais pas le vol d’un seul.

Or j’ai deux paupières.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 73.

Cécile Carret, 10 fév. 2014
fillette

Et voilà l’horreur de notre condition : la moitié de l’humanité restera à jamais ignorante de l’état de fillette (c’est tourner le dos au paysage, c’est mâcher les feuilles de l’ananas, c’est ouvrir ses sens sous la terre), et l’autre moitié ne sait s’y accrocher durablement, s’y établir. Aussi bien et en tout état de cause, n’avons-nous rien de mieux à faire de notre vie que concevoir et enfanter des fillettes ; à défaut de pouvoir en être, pour les uns, le rester pour les autres, il n’y a d’autre justification, d’autre mérite, d’autre sens à trouver – tout le reste, misères et balivernes, perte de temps, foutaises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 107.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
derechef

Que les âges traversent des périodes d’agitation ou de calme, ils suivent implacablement un temps linéaire. L’Histoire, ce prétendu règne du nouveau, progressant plus par à-coups que par douceur, l’Ecclésiaste ne la perçoit ni ne l’éprouve. Chez lui, aucune sensibilité héraclitéenne. Les eaux du fleuve dans lequel les humains pataugent et se noient circulent en circuit fermé. Une génération s’en va, une génération s’en vient, mais l’humanité ne change pas. « Ce qui se fait se fera derechef. » Ce qui adviendra est déjà advenu. Les hommes n’ont aucun avenir. Ils rejouent leur passé. Rien ne leur sert d’attendre le meilleur ou de craindre le pire. Tels qu’en eux-mêmes le Temps les fige et ce qu’ils appellent la vie n’est que l’image mobile de la mort […].

Pour l’Ecclésiaste, il en va ainsi des phénomènes naturels qui servent de décor à cette interminable et monotone tragicomédie. Que fait d’autre le soleil sinon toujours se lever puis se coucher, puis se lever encore ? Les vents qui tant de fois changent de direction, n’est-ce pas leur invariable activité ? Et les rivières qui depuis toujours se jettent dans la mer, l’ont-elles jamais remplie ? Il faut bien s’y résoudre : qu’il soit celui des éléments de la nature ou celui des événements historiques, le temps n’a rien d’un devenir mais d’un redevenir : « Rien de neuf sous le soleil. » Eadem sunt omnia semper, répétera quant à lui le poète Lucrèce, un autre membre du club des penseurs mélancoliques. Si les humains ne voient pas que « ce qui est arrivé arrivera encore », c’est parce que ce qui vient juste d’apparaître sous leurs yeux n’est pas assez vieux pour se révéler n’être qu’une redite et, aussi, parce qu’ils répugnent à renoncer à l’espoir, source des illusions du progrès et de la salvation. L’homme de foi crédite Dieu d’un talent d’improvisateur et de novateur et de la bonté d’un rédempteur. En proie à l’ennui, l’Ecclésiaste ne Lui reconnaît que le génie de la rengaine et du radotage et un don évident pour l’indifférence.

Frédéric Schiffter, « Le prophète de l'à-quoi-bon (Sur l'Ecclésiaste) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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