suspendu

En fait, le tableau, aujourd’hui la propriété d’un musée de Sheffield, en Grande-Bretagne, ne représente pas l’exécution mais les suites immédiates de celle-ci. Au pied d’un mur aveugle qui devait borner le jardin du restaurant de la Chartreuse, le supplicié est étendu face contre terre, drapé dans un manteau noir, son chapeau, également noir, ayant roulé à quelques pas. Au-dessus du mur, et à distance, la silhouette du dôme du Val-de-Grâce se détache en gris sombre sur un ciel brunâtre. Tant les habits du mort, civils et assez chic, que l’ambiance de petit jour blafard, l’absence de décorum ou la proximité d’un restaurant à la mode, évoquent plutôt les circonstances d’un duel, et seule la présence, sur la gauche du tableau, d’un groupe de soldats en marche, vus de dos, l’arme à la bretelle, en train de se retirer et sur le point de sortir du champ, suggère que l’État est à l’origine de cet homicide et qu’il s’agit par conséquent d’une exécution capitale.

Les transformations opérées depuis 1815 dans le quartier de l’Observatoire rendent aléatoire, aujourd’hui, la recherche du lieu précis de l’exécution. Il est vraisemblable que ce lieu a disparu, ou du moins qu’il a perdu tout support matériel, et qu’il est désormais suspendu dans les airs au-dessus des quais à ciel ouvert de la station Port-Royal, sur la ligne B du RER.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 20.

Guillaume Colnot, 13 avr. 2002
traversier

Sentiment de l’infini, de la présence de l’infini, de la proximité, de l’immédiateté, de la pénétration de l’infini, de l’infini traversant sans fin le fini. Un infini en marche, d’une marche égale qui ne s’arrêtera plus, qui ne peut plus s’arrêter. Cessation du fini, du mirage du fini, de la conviction illusoire qu’il existe du fini, du conclu, du terminé, de l’arrêté. Le fini soit prolongé, soit émietté, partout pris en traître par un infini traversier, débordant, magnifique annulateur et dissipateur de tout « circonscrit », lequel ne peut plus exister.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 12.

David Farreny, 21 oct. 2005
représentation

Une chose arrive

qu’on n’attendait plus

on l’accueille avec une réserve

bienveillante et cosmique

non sans penser aux désirs de feu

qui parfois nous ont ravagés

et n’ont eu comme les étoiles

qu’une pauvre durée de vie

Je mène deux pages de front

car ce n’est pas la vie qui est belle

c’est sa représentation

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
languide

La vie n’est pas une chose à dire, elle est à faire, à aimer, à agir, à subir, à mordre ! Mais la dire… seul un esprit déficient, de complexion languide, se complaît en telle ineptie.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 112.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
dilection

Dieu du Ciel ! quelle chose singulière que notre chair désire ainsi la chair, simplement parce que ce n’est pas la nôtre, et qu’elle appartient à une âme étrangère ! Comme c’est étrange, et lorsqu’on y regarde de plus près, comme c’est au fond peu de chose, en sa timide dilection ! On pourrait dire : si elle ne veut rien de plus, qu’on le lui accorde au nom de Dieu ! Qu’est-ce que je demande donc, Castorp ? Est-ce que je veux l’assassiner ? Est-ce que je veux verser son sang ? Je ne veux que la caresser ! Castorp, mon cher Castorp, excusez-moi de gémir ainsi, mais ne pourrait-elle pas se donner à moi ?

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 705.

David Farreny, 16 juin 2007
pluie

La porte de verre battante d’une galerie commerciale à carrelage terne et quand on entre c’est la sensation de chaleur à l’air pulsé et une musique qui pourtant ne couvre pas le bruit de fond des pas, des voix et des appels ; un bâtiment en travaux empiétant sur le trottoir et on longe une palissade de bois avec par terre des planches pour éviter la boue ; ou simplement l’attente devant un passage piétons, le feu des voitures étant au vert et elles rapides et méchantes sur le bitume lisse et gris, sombre de pluie, on attend.

François Bon, « Un bruit dessous de machine », Tumulte, Fayard, p. 16.

David Farreny, 1er mai 2008
fête

De Neptune voici la fête ;

Célébrons-la, chère Lydé :

Venez sabler en tête à tête

Le meilleur vin que vous ayez gardé.

Humanisez un peu votre sagesse austère.

Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,

Et, comme s’il devait y retenir son char,

Vous différez encor de tirer le nectar

Qu’au fond de vos celliers renferma votre père.

Nous chanterons le Dieu de l’onde amère,

La Néréïde et ses cheveux

Que couvre une mousse légère ;

Votre luth d’Apollon célèbrera la mère,

Et Diane aux traits dangereux.

Puis nous invoquerons la reine de Cythère,

Que traîne le cygne amoureux ;

Et la nuit propice au mystère,

La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.

Horace, « À Lydé », Œuvres complètes (1), Janet et Cotelle, p. 227.

David Farreny, 20 déc. 2009
repli

Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.

Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.

L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.

Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.

David Farreny, 13 mai 2010
corrélations

Un rêve bref, au cours d’un sommeil bref et crispé auquel je m’accrochais convulsivement dans un bonheur immense. Un rêve aux ramifications multiples contenant mille corrélations qui, d’un seul coup, s’éclairaient en même temps. Ce qui m’en est resté est à peine le souvenir du sentiment qui formait le fond.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.

David Farreny, 9 nov. 2012
béatitude

Un jour, à Stade, j’observai une béatitude accompagnée d’un sourire clandestin sur le visage d’un gaillard qui était heureusement parvenu à conduire ses porcs dans un abreuvoir où ils n’allaient guère volontiers d’habitude, expression dont je n’ai jamais revu la semblable depuis.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 190.

David Farreny, 5 déc. 2014
alibi

L’hypothèse du suicide ne tient pas, la victime avait un excellent alibi au moment des faits.

Éric Chevillard, « lundi 13 janvier 2020 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2024
catafalque

Je bois. À cause de quoi ? me demanderez-vous. Un regard trop sobre sur la réalité. Je suis vieux – j’ai les cheveux filasse et les dents jaunasses – et la vie est jeune, donc il faut me laver, comme une tache, m’effacer avec de la vodka. C’est tout.

Comment je commence mes matinées ? Levé de bonne heure, je vais au croisement et j’attends. Comme un chasseur à l’affût. Assez vite, ou parfois pas vite du tout, d’un côté ou de l’autre du carrefour apparaît une carriole remplie de caisses en bois. Dedans, bien fermé sous du verre et des bouchons, il y a de l’alcool. Je sors de mon immobilité et je suis la carriole, où qu’elle aille, jusqu’à l’arrêt et le déchargement. Voilà qui vous donne l’impression de marcher d’un pas solennel derrière un catafalque portant vos propres cendres.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 12 mai 2024

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