voyager

Je suis persuadé que n’importe quelle table peut être pour chacun de nous un pays aussi vaste que toute la chaîne des Andes, et pour cette raison — tout lieu en valant à mes yeux tout autre — je ne vois pas de grande utilité à voyager. Je dois dire que j’ai toute ma vie beaucoup aimé les tables.

Jean Dubuffet, « Tables paysagées, paysages du mental, pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants (2), Gallimard, p. 81.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
perspective

Un mot encore. Aux amateurs de perspective unique, la tentation pourrait venir de juger dorénavant l’ensemble de mes écrits, comme l’œuvre d’un drogué. Je regrette. Je suis plutôt du type buveur d’eau. Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 767.

David Farreny, 24 août 2003
boule

Il n’y a pas de raison qui vaille. Si t’as une boule à l’intérieur garde-la précieusement. C’est ce que me disait ma maman. Ne te fais pas enlever la boule. Tout au moins c’est ce que je croyais. Je croyais qu’elle me le disait. Alors qu’elle me l’enlevait. En me le disant. Elle me tirait la boule. Ce boulet qui te tient lieu d’être. On supprimera ta vraie maladie. Celle qui t’a fait naître. Celle qui fait que quoi qu’on en dise et quoi que tu dises c’est pour cette raison que tu es en vie. Pour garder bien au chaud la maladie. Et les médecins n’y peuvent rien. Les médecins ils veulent t’enlever la maladie. Ils te retirent tout. Ils peuvent tout te retirer. Ils te retireront pas la boule.

Charles Pennequin, Bibi, P.O.L., pp. 12-13.

David Farreny, 28 déc. 2005
gélif

Autre chose. Le « brasier », dont Brive est bâtie, n’est pas, comme je croyais, d’origine permo-carbonifère mais triasique. Mouret insiste sur la médiocrité de ce matériau, gélif, pulvérulent, impropre à livrer des arêtes vives. C’est pourquoi les joints de mortier débordent sur les moellons.

Pierre Bergounioux, « mardi 3 août 1999 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1095.

David Farreny, 27 déc. 2007
fer

Or, une chose se ramène, pour l’essentiel, aux rapports qu’elle soutient avec les autres. C’est l’alternative qui nous accable ou nous réjouit, l’absence d’un terme dont on a connaissance qui nous rend gai, s’il est mauvais, et, dans le cas contraire, nous désole. Le paysage corrézien, vers 1960, perpétuait celui de la France d’Ancien Régime, à quelques inclusions près, en petit nombre et dûment circonscrites, de la réalité extérieure ou de l’âge ultérieur qui, pour le coup, se confondaient. Elles avaient, pour substance et principe, le fer.

C’étaient les rubans parallèles, luisants, jetés à travers les creux et les crêtes, les tourbières, les broussailles, et je me rappellerai toujours mes attentes anxieuses, incrédules, sous des aubettes en fibrociment plantées dans la solitude, près du ballast. Jamais un train ne desservirait ce désert. C’était ajouter à la cruauté de notre relégation, que de nous laisser croire que ces rails allaient conduire jusqu’à nous la jolie Micheline bicolore, crème et rouge cerise, ou la locomotive noire au souffle belliqueux, taurin, suivie de deux ou trois wagons vert bouteille. Le silence était si grand qu’il en devenait audible. C’est lorsqu’on avait perdu espoir, consenti à rester immobile, oublié, que la respiration détonante de la machine à vapeur ou le barrit un peu moqueur de l’autorail s’éveillait au loin, balayait la mélancolie consubstantielle au lieu, à l’heure morte dont il était la demeure.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, pp. 28-33.

David Farreny, 2 juin 2008
instable

À mesure que mon esprit se développait, il prenait le tour d’une paresse rêveuse, instable, changeant souvent de prétexte, le tour d’une curiosité dévorante et dévorée. J’étais entré dans un monde de pressentiments, de tendances qui se détruisaient par suite des soubresauts brusques, des hauts et bas de la grâce. J’en tirais le sentiment angoissé d’être la proie d’une fatalité obscure. Je me rendis compte d’un seul coup des difficultés dans lesquelles mon caractère m’engageait à tout jamais avec la société : mon ancienne solitude, le plus souvent douce et mélancolique, s’était tournée en originalité involontaire et assez agressive, en excentricité que je tâchais de restreindre, mais qui se décelait. Les hommes commençaient à m’avoir à l’œil.

Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 22.

David Farreny, 5 juil. 2009
sublimé

D’ailleurs, si l’on était rendu instantanément à soi en vérité, qu’il faille éprouver tout d’un coup la douleur que c’est, on n’y survivrait pas. On serait désintégré, sublimé.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 100.

Élisabeth Mazeron, 16 juin 2010
folâtre

Au nombre des animaux qui assistèrent à l’exécution de Will Scheidmann, on compte les ruminants qui paissent autour des yourtes et qui, non sans indifférence, parfois dirigeaient leurs regards vers le poteau contre quoi Will Scheidmann vomissait leur lait, mais, surtout, il y eut un oiseau qui était originaire du lac Hövsgöl, un échassier d’humeur folâtre, critiqué parmi les siens pour ses comportements individualistes, et qui ce matin-là s’amusait à tracer de courtes boucles au-dessus du terrain des opérations et à faire du sur-place tantôt à la verticale des chamelles, tantôt à la verticale des sœurs Olmès. Ses plumes caudales un peu rabougries desservaient l’élégance de sa silhouette, mais peu importe. […]

Dans le monde des chevaliers à pattes vertes et des chevaliers aboyeurs, cet échassier était connu sous le sobriquet de Ioulghaï Thotaï. […]

Ioulghaï Thotaï se déplaça vers l’ouest puis il agita les ailes avec une lenteur tournante, glissant et planant selon un dessin d’entonnoir et freinant sa trajectoire au point de paraître immobile en plein ciel. Il avait appris à voler de cette manière, profondément étrangère à ceux de son espèce, en observant les mouvements d’une buse et en les adaptant à sa corpulence et à sa charpente.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 74.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
femmes

tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?

oui Mon Amour c’était il y a très longtemps

c’était quand nous avions ces femmes secourables

sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins

il y avait alors du soleil au jardin

nous n’étions jamais seuls au moment du malheur

or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties

la ville a envahi les jardins d’alentour

le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent

et nous pleurons sans le secours de leur pardon

nous pleurons en sentant notre viande malade

comme un morceau jeté aux chiens des carrefours

et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce

seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller

demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse

alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour

secret et persistant de ces femmes fidèles

qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours

William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.

David Farreny, 30 mai 2011
ligne

Peu de temps auparavant, j’avais vu la fille de mon parrain – elle avait mon âge – toute nue. Elle avait un corps tout pareil au mien, mais chez elle la lisseur se continuait entre les jambes. Je trouvais cela très élégant et plus dans la ligne de la nudité que cette petite poussée de peau qui dépassait chez moi et qui ne s’associait à rien, et surtout pas à cette raideur qui le soir me venait pourtant au même endroit.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 88.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
grande

Mais ils sont partis, le soleil s’est couché rouge et énorme, et des milliers de chauve-souris sont sorties des sculptures et ont commencé à tournoyer dans le ciel où un gros volcan fumait à toute vapeur. Quelques cerfs-volants bougeaient dans le ciel. Je me suis assis sur un banc de bois d’une des gargotes qui garnissent l’entrée du temple. Des agneaux cherchaient de l’herbe entre les tables. Grande fatigue, grande paix, grand vide. J’ai senti à cet instant combien j’avais vieilli.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 123.

Cécile Carret, 28 juin 2012
ici

Quelqu’un qui, venant ici pour la première fois, entendait cet assourdissant carillon et voyait toutes ces marbreries et ces pompes funèbres, pouvait penser qu’ici on ne vivait pas, qu’on ne faisait ici que mourir. À l’intérieur de ces magasins, les commerçants étaient assis près des cercueils, près des dalles funéraires, avec cette foi aveugle au fond d’eux-mêmes qui est celle de tout commerçant, cette certitude que les gens n’ont besoin que de leur marchandise, idée fixe qui non seulement les rendait heureux, mais grâce à laquelle ils s’enrichissaient, élevaient leurs enfants, entretenaient honorablement leur famille. Ákos a regardé par une des vitrines. Les cercueils en métal étaient les uns après les autres, de toutes les tailles, il y en avait même pour enfants, ce qui n’empêchait pas le boutiquier de fumer un cigare, la femme de lire le journal et le chat angora de faire sa toilette dans un cercueil en bois. Ce n’était après tout pas si laid.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 69.

Cécile Carret, 4 août 2012

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer