saigne

Ah ! nous n’hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas, il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquets de roses et de fuchsias qui s’épanouissent dans des cornets de verre ! Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleil se met de la fête, fait étinceler les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d’or au travers des carafes, et, lutinant le pommard qui se balance doucement dans les verres, pique d’une étoile sanglante la nappe damassée.

Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouche pleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, le pourpre des vins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous, nous avons l’air de goinfres, ça nous est bien égal. […] Nous sommes méconnaissables ; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l’air, nous allons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toute la ville.

Joris-Karl Huysmans, Sac au dos, Ombres, p. 26.

David Farreny, 23 mars 2002
fautes

Le vieux Rousseau, notre voisin, dit « Les médecins, la terre cache leurs fautes. »

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 27.

David Farreny, 13 avr. 2002
stagnations

Je connais de grandes stagnations. Non point (comme font bien des gens) que j’attende des jours et des jours pour répondre, d’une carte postale, à une lettre urgente. Non point (comme personne d’ailleurs ne fait) que je repousse indéfiniment l’action facile qui me serait utile, ou l’action utile qui me serait agréable. Il entre plus de subtilité dans ma mésintelligence avec moi-même. C’est dans mon âme même que je stagne. Il se produit en moi une suspension de la volonté, de l’émotion, de la pensée, et cette suspension dure des jours interminables ; seule la vie végétative de l’âme — la parole, le geste, l’allure — peut encore m’exprimer aux autres et, à travers eux, à moi-même.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 151.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2002
fureur

Savoir n’est pas nécessaire. D’abord, ça suppose qu’on prenne du recul, qu’on arrête un peu et le temps manque. Il y a trop à faire pour qu’on s’offre le luxe de s’interrompre un seul instant. Les choses sont là, obstinées dans leur nature de choses, corsetées de leurs attributs, rétives, dures, inexorables. Elles ne livrent leur utilité qu’à regret. Elles réclament toute la substance des vies qu’elles soutiennent. Encore le temps dont celles-ci sont faites ne suffit-il pas toujours. Il faut y verser quelque fureur. C’est à ce prix qu’on demeure.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 28.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
rigoles

Il pleuvait. Il pleut toujours. Voilà quatre jours qu’il tombe une pluie fine, invisible et que je suis machinalement des yeux les rigoles d’eau sur les vitres. Dans mon lit, je jouais à deviner si une de ces bandes liquides obliquerait à gauche ou à droite et je me suis presque toujours trompé.

Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.

Cécile Carret, 11 mars 2007
secret

L’eau fuit avec des froissements de couleuvre, tinte, dans sa hâte, contre les pierres, écume légèrement contre sa rive, profère des paroles que j’ai failli comprendre, qu’il a tenu à un imperceptible défaut d’articulation de sa part ou d’attention de la mienne, que je n’entende. Une bouche humide a formé, à trois pas, les mots qui contenaient à n’en pas douter un grand secret. J’ai surpris la voix de la terre rêvant tout haut mais notre désaccord foncier, le mauvais vouloir, l’hostilité qu’elle nous a marqués, d’emblée, à nous qui pourtant étions ses enfants, n’a pas permis que j’en recueille le dire, que je sois introduit, trop passager, périssable, sans doute, à de profondes, d’éternelles vérités.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 14.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
épouvantail

À défaut de se reposer sur l’absence d’attributs, ce serait bien si l’on avait la capacité de se dédoubler. On s’assiérait au fond du parterre pour se regarder soi-même sur la scène par-dessus l’épaule du spectateur. Ou bien on gagnerait quelque tertre garni d’herbe fraîche pour se contempler, au loin. On se verrait courir à toutes jambes dans la poussière des années, talonné par la lueur de petits épouvantails avec des culottes courtes, des chapeaux de paille, trois mots griffonnés. On verrait l’éclair froid de l’acier, la flamme atteindre le simulacre, des lambeaux de tissu voler dans tous les sens, un peu de fumée et ce qui est, d’une certaine manière, soi, le bonhomme tout nu avec son unique bouton, ses cloques et ses estafilades en train, déjà, de filer comme un rat en ramassant, dans sa course, des brindilles, des nippes, des mots pour bâcler, un peu plus loin, un nouvel épouvantail pareillement promis au fer et au feu.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 27-28.

Élisabeth Mazeron, 4 juin 2010
propriétés

Vos maisons, vos jardins, vos propriétés… vôtres tout autant que miennes par la vitre du train à grande vitesse.

Éric Chevillard, « samedi 10 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
catégories

Les ressemblances physiques se resserrent après 50 ans, les visages se rangent alors plus nettement par catégories – certaines d’entre elles accueillent des foules de quasi-sosies. Comme, par ailleurs, les esprits formatés par la société brillent rarement par leur originalité, il ne reste pour distinguer les individus que leur histoire, leur passé, les événements qui ont jalonné leur existence. Tous monozygotes séparés à la naissance et dont les destins à nouveau convergent.

Éric Chevillard, « mardi 7 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 7 juin 2016
voile

Il est clair que les écrits les plus libres, les confessions, les déballages, sont encore un voile pudique jeté sur la réalité.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 4.

David Farreny, 1er août 2016
impropre

La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.

Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 870.

David Farreny, 28 fév. 2024

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