intrigue

Moi, je ne sais pas ce qui se passe, je n’ai jamais su ce qui se passait. Certaines personnes, certains livres semblent le savoir, mais ces livres ne m’intéressent pas. Ils ont l’intérêt de la fiction, ils ont une intrigue. Mais je ne crois pas qu’il y ait d’intrigue.

Leonard Cohen, interview.

David Farreny, 22 mars 2002
pléonasme

« Le cadrage est une question de morale », ressasse-t-on après Godard. La morale est une question de cadrage, pourrait-on soutenir aussi bien. Et l’esthétique de même, car dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours de l’imposition d’une forme — d’où la valeur symbolique inépuisable de la fenêtre (et la répugnance ancestrale pour la fenêtre en largeur, ou seulement élargie, la fenêtre-bandeau, ce méchant pléonasme imposé au paysage, et contraire, probablement, à toute la conception spirituelle du regard).

Renaud Camus, Le département du Gers, P.O.L., p. 58.

David Farreny, 22 mars 2002
septième

Pour l’artiste que je suis, derrière la philosophie c’est toujours un philosophe qui se cache, et moi, je réduis la philosophie au philosophe.

Parce que, si les philosophes désincarnent l’art, qu’il me soit permis d’incarner à mon tour la philosophie !

Et laissez-moi encore vous dire pour la mille et unième fois ce qui est évident depuis des siècles : que le philosophe sera toujours ridicule !

Et bête ! mais d’un bête ! Car enfin, la bêtise n’est rien d’autre que la sœur jumelle de l’intelligence et s’épanouit en florissant non pas sur le terreau vierge de l’ignorance, mais bien sur la glèbe féconde arrosée de la septième sueur des penseurs et des sages…

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 398-399.

David Farreny, 24 mars 2002
berme

La micheline courait sur une corniche sinueuse, étayée, par places, de piliers noyés, de pans maçonnés. À droite, lorsqu’on montait, le roc grossièrement dressé à coups de pic coulissait tout contre la vitre. Il répercutait le mugissement du diesel logé sous la bosse à évents, derrière la cabine. On avait l’impression d’être emporté dans la carcasse de quelque pachyderme dont la micheline avait, aussi, l’allure déhanchée ou bien, comme Jonas, dans la panse du Béhémot. Je ne sais plus quelle crainte l’emportait, l’écrasement contre la muraille ou la chute fracassante dans les écueils et les bouillons de la rivière. La berme, par moments, n’excédait pas le mètre quatre cent trente-cinq d’écartement standard de la voie et, sous le bas de caisse du wagon, lorsqu’on tournait, il y avait le vide. On se disait, tout bas, que ça ne pouvait pas continuer bien longtemps.

Pierre Bergounioux, « Le pont de Bonnel », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 10.

David Farreny, 27 avr. 2002
secret

Mais on ne peut pas être indiscret avec moi, sauf en m’imposant ses propres discours, sa propre musique, ses propres bruits. Je n’ai pas de secrets et je m’en félicite tous les jours. Je trouve que rien n’est ennuyeux comme les secrets. Je respecte ceux des autres, puisqu’ils sont aux autres. Mais je ne les estime pas.

Rien ne serait épouvantable, cela dit, comme une société où les secrets seraient interdits. Le mépris du secret est une règle morale, et personnelle, nullement un impératif social…

Renaud Camus, « jeudi 26 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 60.

Élisabeth Mazeron, 5 sept. 2003
affirmation

Point d’affirmation que ne puisse annuler une affirmation contraire. Pour émettre la moindre opinion sur quoi que ce soit, un acte de bravoure et une certaine capacité d’irréflexion sont nécessaires, ainsi qu’une propension à se laisser emporter par des raisons extra-rationnelles.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 72.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
index

Swann aurait eu plaisir, sans doute, à s’asseoir un moment sur ce rocher qui n’est, en lui-même, qu’un émoi de gros cailloux sans conséquence. La vue embrasse, de là, un haut plateau en cirque sur la rive gauche de la Cure. Près du village du Vieux-Dun se trouvait, d’après Chemin faisant, un oppidum. Lacarrière relate qu’il a cherché en vain, dans ce village « si peu gaulois », un café, mais qu’en pénétrant, un peu plus au sud, dans le hameau de Mézauguichard, il y découvrit une « buvette » (ce mot lui plaît), La Petite Halte. Il ne trouva, à l’intérieur, que trois ou quatre vieillards qui parlaient de la mort. Chemin faisant n’a pas encore, sans doute, le statut de classique littéraire et pourtant j’ai eu un plaisir étrange à découvrir cette buvette perdue, parce qu’un livre en parlait. Je lis la France. Le monde est un index fautif à la bibliothèque universelle, un instrument cafouilleur de vérification chipoteuse.

Renaud Camus, « jeudi 24 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 63.

David Farreny, 30 juil. 2005
palais

Et la résolution de me taire durant le reste du trajet ; seul comme un petit chat dans une lessiveuse au couvercle fermé. Mais elle me délivra elle-même, lorsque son regard tomba par hasard sur la fenêtre : « Un vrai palais de fées ! ». À cette heure, cinq heures et demie du matin, la fabrique était déjà entièrement illuminée, sa façade scrutait la nuit d’hiver avec une centaine d’yeux, et je me demandais – me demandais : fallait être prudent ! – ce qui pouvait bien se passer dans une tête qui à la vue d’une fabrique de textiles laisse échapper l’expression “Palais de fées”.

Arno Schmidt, « Nuit roulante », Histoires, Tristram, p. 147.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
repli

Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.

Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.

L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.

Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.

David Farreny, 13 mai 2010
décision

Chaque soir, depuis une semaine, mon voisin de chambre vient lutter avec moi. Je ne le connaissais pas et, d’ailleurs, je ne lui ai pas encore parlé jusqu’à présent. Nous n’échangeons que quelques exclamations qu’on ne peut pas appeler « paroles ». C’est « Allons-y » qui ouvre le combat, « Canaille » gémit parfois l’un de nous sous l’étreinte de l’autre, « Ça y est » accompagne un coup inattendu, « Cessez » signifie la fin, mais on continue un petit moment à se battre. Le plus souvent, il fait même encore un bond de la porte dans la chambre, et me donne un tel coup que je tombe. Puis il me souhaite le bonsoir de chez lui, à travers la cloison. Si je voulais renoncer définitivement à mes rapports avec lui, il me faudrait donner congé, car fermer la porte ne sert à rien. Un jour que j’avais fermé la porte parce que j’avais envie de lire, mon voisin l’a fendue à la hache, et comme il abandonne difficilement une décision prise, la hache devenait même un danger pour moi.

Je sais m’adapter. Comme il vient toujours à heure fixe, j’entreprends un travail facile que je puis interrompre sur-le-champ si c’est nécessaire. Par exemple, je range une armoire, ou bien j’écris quelque chose, ou bien je lis un livre sans intérêt. Je suis bien obligé de m’arranger de cette façon puisque, dès qu’il se montre à la porte, il me faut tout laisser là, fermer sans délai l’armoire, laisser tomber le porte-plume, jeter le livre, il veut uniquement se battre, rien que cela.

Franz Kafka, « Chaque soir, depuis une semaine… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 269.

David Farreny, 3 déc. 2011
visage

Avait-il dormi toute la nuit, comme cela, sur le dos ? jambes croisées ? À la fenêtre grande ouverte, dans un mur de nuages qui allait grandissant, la lune décroissante avait fait son apparition, un moment, comme tombée en avant, le visage vers le bas.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013

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