sincérité

Ce que j’ai fait de bien pire encore, dans ces années-là, c’est d’appeler fils de pute un camarade de classe dont la mère était notoirement entretenue. Par la suite, et chaque fois qu’il était à proximité, je traitais quiconque se trouvait là de fils de pute, pour le convaincre que ces mots n’avaient dans ma bouche aucune signification. On voit par ce récit ce qu’a de vain toute sincérité.

Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 96.

David Farreny, 30 juil. 2005
scruté

Lorsque j’étais enfant j’aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j’avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s’agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d’eux, s’interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s’accommodent les puristes, c’est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l’examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s’en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.

D’ailleurs ma chienne mourut. J’étais partagé entre le scrupule de n’avoir pas suffisamment creusé le sens et scruté la réalité de règne, de volonté, de contrition, de pain, et l’amertume à l’égard du Seigneur. Tantôt je m’accusais de n’être pas allé au bout de mes examens, et de m’être assoupi sur eux plus d’une fois ; tantôt je L’accusais Lui de n’avoir pas tenu Ses engagements. Sur Sa parole ne tarderaient pas à venir des doutes, et bientôt sur Sa personne même, puis sur la parole en général.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 55.

David Farreny, 5 mai 2009
heureux

Combien de temps ces pays resteront-ils proposés au regard dans leur presque intacte, tranquille et discrète splendeur, au rêve et au pas ? Il n’y a qu’en Espagne, dans les solitudes de la Haute-Castille, qu’on échappe à ce sentiment constant que la beauté du paysage est forcément un crépuscule, un mirage qui va se dissoudre, un dernier instant de bonheur. Comme nous étions heureux, R. et moi, dans Gormaz, courant d’une brèche à l’autre des murailles, pour voir le Duero s’enrouler au pied de la forteresse ! Mais le savions-nous bien ?

Renaud Camus, « vendredi 6 juin 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L..

David Farreny, 8 juin 2009
habitable

La mer de l’Odyssée nous est barrée, celle de Racine non moins, celle de Bonnard tout autant ; les plages de Jules et Jim n’existent plus, ni leurs pinèdes ; c’est tout juste si nous pouvons attraper quelques vestiges ultimes des Vacances de M. Hulot, et pour le reste ne nous tend plus guère les bras que l’univers des Bronzés : nous y tombons d’un cœur allègre, en affectant de croire que c’est au moins Cabourg, et que Tendre est la nuit, sinon Nausicaa. La Hollande et ses ciels peuvent prodiguer encore, à condition de méticuleux cadrages, quelques belles impressions de Ruysdael. Mais le plus grand paysage classique européen, surtout dans sa forme la plus princeps et la mieux consacrée, c’est-à-dire romaine, il y a beau temps qu’il n’a plus de répondant sur la terre ; il en va de lui comme de ce mythe dont la mélancolie nous est désormais soustraite, elle aussi, la «  campagne romaine  » : champs de ruines parmi les pacages et les montagnes du soir, que nous disaient ces flâneries et ces vedute, sinon la fragilité des empires, des bonheurs et la nôtre, et la familiarité pastorale de la mort ? Les bretelles et les talus du grande raccordo annulare ne racontent plus rien de tel, ni leur tumulte ordurier. Circulation frénétique, embouteillages, klaxons, chantiers perpétuels, détritus généralisés : on peut dire que c’est la vie même. Mais c’est la vie sans art, sans forme, sans silence, sans faille ni sans refuge pour la solitude, sans habitable idée de la mort. Elles ne sont plus en nous, nous sommes tout en elles. Leur victoire est cette fois totale.

Renaud Camus, « Wittgenstein sur la côte de Galway », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 160-161.

David Farreny, 3 sept. 2009
vacance

Je devrais détester le pavillon de Croisset, je ne puis. Il dresse le maigre vestige qu’il est au milieu des silos, des minoteries, des grues, des rails, des voies express des faubourgs portuaires de Rouen, en aval sur la Seine. Il faut avouer que ce paysage de catastrophe a une certaine beauté. Est-ce le cinéma qui nous a appris à l’aimer ? Ou bien les fleuves ont-ils toujours quelque chose pour nous plaire, quoi qu’il puisse leur arriver ? Tous ces grands édifices qu’on voit là donnent aussi le sentiment qu’ils ont un peu dépassé, eux aussi, leur âge de plus grande efficacité. Il n’est pas impossible même qu’ils aient déjà rejoint, comme la maison de Flaubert effacée, le camp des vaincus, des oubliés par le temps, des vestiges, des traces, des simples emplacements. D’eux aussi la vie se retire : la force, la puissance, l’agressivité, la barbarie. Ils sont en train d’aborder à ce site de toutes les indulgences, des tendresses et des émois lyriques : la vacance.

Renaud Camus, « Pavillon de Croisset, Canteleu, Seine-Maritime. Gustave Flaubert », Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest, Fayard, pp. 436-437.

David Farreny, 26 fév. 2010
carénée

Il y aurait donc un hangar pour les troncs, un autre pour les pierres, un troisième, peut-être, pour les créatures les plus remarquables que, l’expérience aidant, je ne manquerais pas de tirer de l’eau ou des bois, carpes centenaires, grosses truites dont je me flattais de surprendre la méfiance légendaire, brochets géants à la gueule dentue, carénée, qu’on hale sur la berge, au plus froid de l’hiver, que je comptais naturaliser, comme les sangliers qui viennent herser les champs de maïs et de pommes de terre, la nuit, les renards, les fouines, certains oiseaux richement colorés, des serpents. Ces anticipations n’ont jamais pris corps mais elles m’ont aidé à supporter la fadeur et la contrariété, l’incertitude de cette époque.

Je ne saurai jamais le goût de la vie maniaque, pétaradante, sous la casquette à pont, dont les contours étaient déjà nettement tracés lorsque, pour mon malheur, je suis tombé amoureux.

Pierre Bergounioux, Trois années, Fata Morgana, p. 32.

David Farreny, 24 sept. 2011
longue

Le temps qui t’est imparti est si court que, dès que tu as perdu une seconde, tu as déjà perdu ta vie entière ; car elle n’est pas plus longue que cela ; elle est toujours exactement aussi longue que le temps que tu perds.

Franz Kafka, « Défenseurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 645.

David Farreny, 21 déc. 2011
absence

Est-ce à cette époque qu’une coupe de cheveux unique a été instaurée dans tout le pays ? Ou plus tôt, en même temps que l’interdiction des vêtements de couleurs ? Je me souviens qu’à Kôh Tauch, les cheveux longs, même noués, avaient disparu. Symbole féminin, donc sexuel. Signe de laisser-aller. Ou volonté de se différencier. Tous les cadres Khmers rouges ont pris modèle sur Pol Pot : coupe franche derrière les oreilles. Et la coupe « oméga » pour les jeunes filles, comme l’appelaient secrètement mes sœurs : une frange ; et les cheveux sur la nuque. Mais attention : se raser la tête était très mal vu également, car on pensait aux bonzes – l’enfant que j’étais ne l’a appris que plus tard.

À nouveau, je m’interroge : quel est le régime politique dont l’influence va de la chambre à la coopérative ? Qui abolit l’école, la famille, la justice, toute l’organisation sociale antérieure ; qui réécrit l’histoire ; qui ne croit pas au savoir et à la science : qui déplace la population ; qui contraint les relations amicales et sentimentales ; qui régit tous les métiers ; forge des mots, en interdit d’autres ? Quel est le régime qui envisage une absence d’hommes plutôt que des hommes imparfaits – selon ses critères, j’entends ? Un marxisme tenu pour une science ? Une idéocratie – au sens que l’idée emporte tout ? Un « polpotisme », travaillé par la violence et la pureté ?

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 102.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
caducité

Ç’aura été un perpétuel sujet d’étonnement et de rumination que la caducité de mes desseins les plus fermes, la ruine de projets longuement mûris.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, p. 34.

David Farreny, 7 juin 2013
toge

J’ai revêtu l’ample toge du juge, passé sa lourde collerette, et je me suis assis face à l’accusé pour prononcer le verdict : – Tu vieillis, mon gars. Puis j’ai détourné mon regard du miroir et laissé travailler mon coiffeur.

Éric Chevillard, « mardi 27 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 janv. 2015
catégories

Les ressemblances physiques se resserrent après 50 ans, les visages se rangent alors plus nettement par catégories – certaines d’entre elles accueillent des foules de quasi-sosies. Comme, par ailleurs, les esprits formatés par la société brillent rarement par leur originalité, il ne reste pour distinguer les individus que leur histoire, leur passé, les événements qui ont jalonné leur existence. Tous monozygotes séparés à la naissance et dont les destins à nouveau convergent.

Éric Chevillard, « mardi 7 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 7 juin 2016
répudie

L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou du néant, si l’éternité c’est lui.

Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme, quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

Fernando Pessoa, « 103 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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