précise

Nous avions toujours su qu’il ne s’agirait que d’une bande d’herbe mouillée longeant une route de campagne, et que ce serait à la fin du voyage ce doigt tendu avec obstination vers les graminées fauchées dont la verdeur elle-même nous a fait mal. Déjà, rien ne s’était produit ici, et sans le secours de ce doigt d’un paysan qui nous présentait le tournant, nous ne saurions pas où il est mort. Nous dirions qu’il est mort à l’entrée de Meursac, tout en sachant qu’on ne meurt pas à l’entrée d’un village. On meurt dans la surface précise de sa taille exacte, et ce n’est jamais l’entrée d’un village.

Bernard Lamarche-Vadel, Vétérinaires, Gallimard, p. 80.

David Farreny, 3 déc. 2002
plastique

La matière est prise dans la grande métamorphose. C’est le triomphe du plastique. Je me rappelle sa première apparition, des porte-clés jaunes, en forme de blason, souples, légèrement collants, estampés du nom de la firme Gilac. Et dans les mois qui suivent, les jouets, les cuvettes, les couverts et les gobelets, les chaises, les volets, les rasoirs, les garnitures d’automobiles et jusqu’aux armes automatiques des marines américains dont je vois la photo, dans une revue, avec la légende : « Leurs fusils sont en plastique ».

Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 82.

David Farreny, 6 août 2003
comptables

Nous sommes d’un vieux pays, comptables d’une longue histoire. Elle nous rend malaisé, plus qu’à d’autres, de choisir, c’est-à-dire de céder quelque chose qui fut pour faire droit à ce qui voudrait être. Le passé est double. Il persiste dehors, dans les choses, et en nous, étant bien entendu que nous pouvons, dans les deux cas, n’en rien savoir, ne pas déceler sa présence au creux de l’heure qu’il est.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 11.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
ellipse

La belle formule « Je ne dois pas » qui, dans son caractère absolu, semble le signe le plus certain d’une transcendance de l’impératif moral, ne serait-elle pas plutôt une ellipse efficace qui sous-entend toute la considération d’un calcul compliqué ?

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 134.

David Farreny, 3 mars 2008
français

Les objets français contribuaient à me rassurer, ils avaient quelque chose de grêle, de gai, de moins « sérieux » que les objets allemands. Les bicyclettes par exemple étaient fines et légères, elles ressemblaient aux allumettes. Les autos paraissaient plus hautes sur pattes, on eût dit de vieilles dames de bonne famille. Il y avait en France des barrières de ciment qui imitaient les troncs d’arbres avec nœuds dans le bois et écorce et des allumettes qui s’enflammaient quand on les frottait sur le pantalon. Les pièces de monnaie avaient un trou au milieu. C’était un peu comme en Italie, tout semblait plus maigre, plus alerte, plus rapide qu’en Allemagne.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 171.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
absence

Est-ce à cette époque qu’une coupe de cheveux unique a été instaurée dans tout le pays ? Ou plus tôt, en même temps que l’interdiction des vêtements de couleurs ? Je me souviens qu’à Kôh Tauch, les cheveux longs, même noués, avaient disparu. Symbole féminin, donc sexuel. Signe de laisser-aller. Ou volonté de se différencier. Tous les cadres Khmers rouges ont pris modèle sur Pol Pot : coupe franche derrière les oreilles. Et la coupe « oméga » pour les jeunes filles, comme l’appelaient secrètement mes sœurs : une frange ; et les cheveux sur la nuque. Mais attention : se raser la tête était très mal vu également, car on pensait aux bonzes – l’enfant que j’étais ne l’a appris que plus tard.

À nouveau, je m’interroge : quel est le régime politique dont l’influence va de la chambre à la coopérative ? Qui abolit l’école, la famille, la justice, toute l’organisation sociale antérieure ; qui réécrit l’histoire ; qui ne croit pas au savoir et à la science : qui déplace la population ; qui contraint les relations amicales et sentimentales ; qui régit tous les métiers ; forge des mots, en interdit d’autres ? Quel est le régime qui envisage une absence d’hommes plutôt que des hommes imparfaits – selon ses critères, j’entends ? Un marxisme tenu pour une science ? Une idéocratie – au sens que l’idée emporte tout ? Un « polpotisme », travaillé par la violence et la pureté ?

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 102.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
genre

J’ai pris plusieurs poupées non peintes et non montées. Pour 10 dollars une demi-douzaine. C’est un monde à part qui n’entre pas dans un système de comparaisons. C’est pourquoi au sujet de ces poupées on ne se demande pas si on aime le « genre » ou pas : on les voit, on les emporte.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.

Cécile Carret, 28 juin 2012
instant

Je vis à fond l’instant passé.

Éric Chevillard, « mardi 2 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 2 juil. 2013
enfançons

Les parents de Lucie avaient craint le pire, étaient accourus de leur fief de province très cossue, avaient délibéré au chevet de l’enfant merveilleuse, seule fille inventée à la coda d’un quintette de fils très aînés, tous établis plus que bourgeoisement et nantis de mirifiques professions, d’épouses divines, d’enfançons idéaux, fils chargés, bourrés à craquer comme navires fabuleux de maintes promesses d’avenir.

Marie-Hélène Lafon, Les pays, Buchet-Chastel, p. 55.

David Farreny, 30 août 2013
moi

Tu me photographies, moi, ou n’importe qui d’autre, comment savoir ?

Tu me photographies – c’est mal me connaître.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
éboulis

Visible à travers les grilles, la soldatesque des cyprès, d’un vert sombre tirant sur le noir contre le ciel instantané de cette heure-là, entre cinq et six, qui ressemble si souvent à un éboulis de possibles.

Gilles Ortlieb, Le train des jours, Finitude, p. 95.

David Farreny, 22 juil. 2015
cursus

Son suicide signe la fin de cursus de l’autodidacte.

Éric Chevillard, « vendredi 24 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 juin 2016
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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