Beaucoup souhaitent léguer à la postérité, à défaut d’une œuvre, leur propre figure.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, p. 90.
Il n’est pas aujourd’hui, dans la commune, un habitant sur dix pour y avoir vu le jour. Cette banlieue n’est plus offerte qu’au sommeil. On s’y presse de très loin pour y dormir la vie.
Renaud Camus, L’élégie de Chamalières, P.O.L., p. 66.
Et je contemple les plans de certaines villes de second rang,
Et leur description succincte, je la médite.
Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 72.
Fiévreux, mal assuré sur mes jambes. Me rends au collège pour y rencontrer des parents et tenir, à midi, le premier conseil de la quatrième dont je suis le professeur principal. Jusqu’à trois heures que je rentre, je suis tout à la fois glacé et en nage. Me couche et lis Au-delà de notre voie lactée de B. Heidman.
Pierre Bergounioux, « jeudi 4 juin 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 47.
Puis le temps précipite son cours, brise les cercles où il tournait en rond bien plus qu’il ne passait — celui de la reproduction simple, de l’autarcie, des saisons. Il amorce l’échappée tangentielle, irrésistible qui se poursuit toujours.
Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 38.
Je-t-aime est sans nuances. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. D’une certaine manière — paradoxe exorbitant du langage —, dire je-t-aime, c’est faire comme s’il n’y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai (il n’a d’autre référent qua sa profération : c’est un performatif).
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.
Aujourd’hui l’artiste polyvalent se charge aussi bien de l’œuvre que de son commentaire… Mais me direz-vous la décence ? Eh oui, la décence…
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 91.
La foudre fût tombée subitement sur tous ces messieurs que leur stupeur eût été certainement plus considérable, mais, tout de même, ils furent bien étonnés de cette déclaration.
— Qu’est-ce que vous nous chantez là, Fléchard ?
— Je ne chante pas, messieurs… j’avoue, car dans cette ténébreuse affaire Blaireau, le vrai coupable, je viens d’avoir l’honneur et le plaisir de le déclarer à Mlle Arabella de Chaville, c’est votre serviteur.
Alphonse Allais, L’Affaire Blaireau, FeedBooks.
En route, en route, nous chevauchions à travers la nuit. Elle était sombre, sans lune ni étoiles, plus sombre encore que ne le sont habituellement les nuits sans lune ni étoiles. Nous avions une mission importante, le chef portait sur lui des ordres dans une enveloppe scellée. Inquiets à l’idée que nous pourrions le perdre, l’un de nous allait de temps à autre devant pour le toucher et s’assurer qu’il était toujours là. Une fois, juste comme j’allais voir moi-même, le chef n’y était plus. Nous ne fûmes pas trop effrayés, c’est bien ce que nous avions craint tout le temps. Nous décidâmes de rebrousser chemin.
Franz Kafka, « En route, en route… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 568.
À un moment, alors que Gérald fonce entre les branches d’arbres, une page s’affiche à l’intérieur de sa tête, voilà qu’il est le jouet d’une playlist mystérieuse. Sur cette page, il voit un tableau où sont classées les drogues dangereuses en trois colonnes : Interdit (cocaïne), Passable (alcool), Bravo (sport). Le commentaire n’est pourtant pas tendre : « La pratique outrance de sport obvie la croissance des jeunes, défonce tes circuits, écrase drastiquement l’espérance de longévité », dit ce texte dont l’original en allemand est traduit au fur et à mesure par Google, en fait, c’est du Bertolt Brecht vulgarisé. Gérald contourne un tas de fougères, écrase des champignons, s’élève sur les rocailles, pédalant presque à la verticale, mais il commence à être inquiet.
Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 37.