Car Anne, pour vivre en moi à l’état de blessure, n’en était pas moins morte, enterrée sous des tonnes de lucidité, définitivement perdue pour la sorte d’homme que j’étais, instruit de la fixité des choses. Anne ne reviendrait pas, elle était loin, maintenant, figée dans la solide statuaire de l’échec, ou, si l’on préfère, figurine tournoyant dans la spirale du désastre, mais, en tout état de cause, face au désistement du présent et de l’avenir, le passé faute de mieux l’aspirait, et je n’avais d’autre effort à fournir que celui, au demeurant notable, de me mouvoir dans le sens contraire.
Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 49.
Ma mère […]. Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu.
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 43.
Ce que l’on ne doit pas voir ? Qu’on n’est pas seul, unique. Ce qu’il est impossible d’apprendre, de savoir ? Qu’il en existe d’autres, que d’aucuns ont fait, font ou feraient tout aussi bien l’affaire. Que, toute situation étant précaire, surtout la situation amoureuse, rien n’est jamais acquis. Qu’il n’est aucune monogamie absolue, radicale, définitive, éternelle et d’ailleurs qu’elle dure le seul temps de l’illusion. De quoi faut-il se protéger ? De cette certitude que la libido, la puissance génésique, le travail de l’espèce, l’inégalité des besoins de jouissance, tout cela conduit à des mouvements dans lesquels se soulèvent des continents alors que d’autres s’abîment sous les flots. Que personne ne peut rien à cette tectonique des plaques. Le prétendant, celui qui peut remplacer, supplanter, l’ancien amant ou le prochain, ceux qui eurent et ceux qui auront, voilà qui tue, massacre et jette à terre. Mieux vaut donc l’innocence de l’instant et l’immense faculté d’oubli doublée d’une incapacité à la futurition.
Michel Onfray, « Théorie de la femme fatale », L’archipel des comètes, Grasset, p. 101.
Au loin
tout à fait au loin, une latte de fer, frappée, résonne
touchée peut-être par un enfant distrait
qui, rêveur, remarque à peine qu’il fait un bruit
bruit souligné pour moi seul
extraordinaire
unique
qui s’engage dans les profondeurs
introduisant saveur
développant saveur
enfilant saveur
au-delà
au-delà
au-delà.
Je tiens sur l’autel
ce son ineffable et saint
prodigieusement capable
prodigieusement important
inestimable et sacré.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 38.
Victime d’une conversation il doit s’aliter.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 32.
Une dernière particularité décuplait la magie des omnibus auxquels leur cargaison de fruits, de bêtes donnaient des airs d’arche de Noé : c’étaient les haltes facultatives ménagées à intervalles irréguliers pour les habitants de hameaux invisibles perdus dans les vallées, enfouis dans la forêt. Parfois, une aubette aux supports de fonte moulée sur une plate-forme de ciment indiquait l’arrêt. Mais parfois, c’était simplement une pelletée de mâchefer cernée d’herbe haute, entre le ballast et l’orée du bois. Lorsqu’il n’y avait personne dans la flaque enchantée, le convoi poursuivait sa course fantasque dans le décor d’affiche.
Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, p. 38.
Nous sommes arrivés presqu’au crépuscule dans un bâtiment de pierres, triste et ennuyeux ; cette région est aussi sauvage que celles que nous traversions depuis quelques heures. Ni l’œil ni l’imagination ne trouvent dans ces masses informes un point où le premier pourrait se reposer avec plaisir, et où la seconde trouverait une occupation ou un jeu. Seul le minéralogiste trouvera matière à oser des hypothèses incomplètes sur les révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes ou dans le genre de sublimité qu’on leur attribue, la raison ne trouvera rien qui lui impose, qui la force à s’étonner ou à admirer. La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme et, à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 78.
Une fois, au cours de la soirée, il vit s’entrouvrir la porte de gauche, et une fois la porte de droite ; quelqu’un avait bien senti le besoin d’entrer, mais avait trouvé l’entreprise trop chanceuse. Grégoire se résolut donc à faire halte devant la porte de la salle à manger, décidé à entraîner comme il pourrait le visiteur hésitant ou tout au moins à l’identifier ; mais la porte ne s’ouvrit plus et l’attente de Grégoire fut vaine. Le matin, quand les portes étaient fermées, tout le monde voulait envahir sa chambre, et maintenant qu’on avait réussi à les ouvrir personne ne venait le voir ; on avait même mis les clefs dans les serrures, de l’extérieur.
Franz Kafka, « La métamorphose », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 209-210.
Ce qui rend les mauvais poètes plus mauvais encore, c’est qu’ils ne lisent que des poètes (comme les mauvais philosophes ne lisent que des philosophes), alors qu’ils tireraient un plus grand profit d’un livre de botanique ou de géologie. On ne s’enrichit qu’en fréquentant des disciplines étrangères à la sienne. Cela n’est vrai, bien entendu, que pour les domaines où le moi sévit.
Emil Cioran, « De l’inconvénient d’être né », Œuvres, Gallimard, p. 1316.
Plaisirs de la chère et de la chair font des souvenirs très abstraits. La mémoire est une archiviste frugale et frigide.
Éric Chevillard, « lundi 7 octobre 2019 », L’autofictif. 🔗