longue

Le nom. Je cherchais des noms et j’étais malheureux. Le nom : valeur d’après-coup, et de longue expérience.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 151.

David Farreny, 22 mars 2002
dossier

Me soupçonner, c’est mon métier. J’y suis plutôt meilleur que d’autres. Mais je connais mieux le dossier que la plupart.

Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 263.

Élisabeth Mazeron, 30 mai 2002
fonds

En tout cas, il y a eu un temps où j’avais bien vivant dans ma tête un stock passionnel et très simple de matériaux, substance de mon expérience, destiné à être amené par l’expression poétique à une clarté et à une détermination organiques. Et, imperceptiblement mais inévitablement, chacune de mes tentatives se rattachait à ce fonds et, si extravagant que fût le noyau de chaque nouveau poème, jamais il ne me sembla que je m’égarais.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 14.

David Farreny, 24 mai 2003
plastique

La matière est prise dans la grande métamorphose. C’est le triomphe du plastique. Je me rappelle sa première apparition, des porte-clés jaunes, en forme de blason, souples, légèrement collants, estampés du nom de la firme Gilac. Et dans les mois qui suivent, les jouets, les cuvettes, les couverts et les gobelets, les chaises, les volets, les rasoirs, les garnitures d’automobiles et jusqu’aux armes automatiques des marines américains dont je vois la photo, dans une revue, avec la légende : « Leurs fusils sont en plastique ».

Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 82.

David Farreny, 6 août 2003
classique

C’est le samedi que la décrue s’amorça. On revint au quaternaire tardif. Aux moussons succéda un hiver frisquet, classique. La rivière regagna son lit cloisonné de quais obliques, sanglé de ponts.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 19.

David Farreny, 24 nov. 2005
indétermination

La philosophie se meut dans un air raréfié, un peu trop loin du sol exigu, détaillé de nos existences. L’histoire parcourt à trop longues enjambées les plaines de la durée. Nos gestes, nos affections, nos pensées, trop insignifiants, fugaces, se diluent. D’ailleurs, c’est des morts qu’elle parle et nous respirons encore. Il s’agissait de trouver une voie médiane entre les mots approximatifs de chaque jour et l’explication générale, abstraite, où se perdent la couleur et le goût des instants, la temporalité courte, chargée d’affects, scandée d’événements petits, mais pour nous très grands, décisifs, qui sont la vie même. La littérature, dans son indétermination essentielle, semblait être le chemin. Je l’ai emprunté.

Pierre Bergounioux, Écrire, pourquoi ?, Argol, p. 16.

David Farreny, 2 juil. 2006
étranger

Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.

Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.

Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.

Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.

David Farreny, 31 mars 2008
absence

Ossip Ossipovitch Apraxin / De la petite noblesse du Gouvernement de Toula, / Vous en souvenez-vous, abonnés du théâtre Michel et du Cirque, / Promeneurs de la promenade des Harengs, rue grande Morskaïa, le dimanche ? Peut-être est-ce le dimanche qui fait passage. Où êtes-vous, promeneurs de la promenade des Harengs, et dans quelle cendre valsez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas marché parmi vous ? Pourquoi le jour se lève-t-il sans moi sur Valparaiso, sur la place de Raguse, sur Fialta et sur le printemps à Fialta, et se couche-t-il sur la baie de Vigo sans une pensée pour moi ? « Il y eut du bonheur sans moi, aux rives de Coppet » (vérif.). L’absence est le mode le plus répandu de notre rapport au monde.

Renaud Camus, « dimanche 31 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 243.

David Farreny, 5 nov. 2010
GPS

Je ne veux rien savoir de plus. Je me laisse guider. Ne rien savoir de la collusion organisée de toutes ces données transformées en ondes électromagnétiques qui viennent se fracasser mathématiquement dans le boîtier noir de la voiture de location pour ordonner ma route. J’ai coupé le son, je me confie à l’image, au ruban infini qui se déploie sur l’écran du GPS pour avancer dans ce pays inconnu. Pas d’obstacles, une merveilleuse illusion de continuité, représentation parfaite de la bêtise, d’autres diraient représentation acceptable de la réalité. The magic box, m’avait dit le garagiste. J’ai entendu dire que le GPS est en train de modifier en profondeur la perception que nous avons de notre positionnement et de la manière dont nous allons d’un endroit à un autre. La notion même d’itinéraire deviendrait aujourd’hui problématique, certains, par extension, allant même jusqu’à être persuadés que tout est localisable, temps et sentiments compris. Il est de plus en plus difficile, semble-t-il, d’accepter de ne pas savoir où l’on est, et par voie de conséquence il est de plus en plus difficile de savoir où l’on est. L’usage des cartes, des légendes, le maniement des échelles, le sens de l’orientation et le représentation de soi dans le paysage, tout cela tient désormais à un seul trait fluide de couleur rose ou verte qui se dévide placidement dans le silence de ses erreurs inaperçues. Sur les derniers kilomètres, je coupe tout et je reste concentrée. C’est là. Ce pourrait être là.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 121.

Cécile Carret, 16 mars 2012
déclencher

Moments d’extase jadis à l’écoute d’une pièce pour orgue qui avait donné lieu à tout un développement lyrique. Monsieur Songe est triste de ne plus ressentir l’extase en écoutant la même musique. Il décide de faire marche arrière vers ses trente ans. Certaine difficulté à franchir les années qui sont comme des pierres amoncelées dans des ruines. Mais à force de se pousser, de se pousser, il y arrive. Il est prêt à s’ouvrir à l’émotion, il éprouve une perméabilité supérieure. Mais voilà qu’il ne se souvient plus comment déclencher le mécanisme du tourne-disque qui n’était pas le même alors. Sa tristesse est décuplée et vite il revient à aujourd’hui où la souffrance est moindre, comme le plaisir. Il ne dit pas hélas, il est résigné. Pour sa récompense le tourne-disque se remet en marche tout seul et monsieur Songe fond en larmes.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 8 déc. 2013

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