contradiction

Il y a contradiction dans toute existence ; mais le désordre ne la résout pas — et l’ordre, en tout cas, la respecte.

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 11.

David Farreny, 13 avr. 2002
sale

Et tout le temps que durerait son long retour, quatorze stations et deux changements, le métro lui paraîtrait plus sale, plus déprimant que jamais, quel que fût le zèle des services de nettoiement. On sait bien qu’au départ, point d’histoire, le carrelage immaculé du réseau, calqué sur celui des cliniques, avait pour but d’affaiblir sinon d’annuler les idées inquiétantes injectées par la profondeur — obscurité, moiteur, miasmes, humidité, maladies, épidémies, effondrements, rats — en déguisant ce terrier en impeccable salle de bains. Sauf qu’on aboutissait à l’effet inverse. Car il existe une malédiction des salles de bains. Une salle de bain un peu sale a toujours l’air plus sale que n’importe quelle non-salle de bains beaucoup plus sale. C’est qu’il suffit d’un rien sur une étendue blanche, banquise ou drap, d’un minuscule détail suspect pour que tout vire, comme il suffit d’une mouche pour que tout le sucrier soit en deuil. Rien n’est triste comme un cerne entre deux carreaux blancs, comme du noir sous les ongles, du tartre sur les dents. Rentré chez lui, Max n’aurait même plus à cœur d’aller prendre une douche.

Jean Echenoz, Au piano, Minuit, p. 76.

Guillaume Colnot, 16 juil. 2003
canines

Ô rictus faussement souriants, ô mon amour déçu. Car j’aime, et lorsque je vois en son landau un bébé aimablement m’offrir son sourire édenté, angélique sourire tout en gencives, ô mon chéri, cette tentation de prendre sa mignonne main, de me pencher sur cette main neuve et tendrement la baiser, plusieurs fois la baiser, plusieurs fois la presser contre mes yeux, car il m’émeut et je l’aime, mais aussitôt cette hantise qu’il ne sera pas toujours un doux bébé inoffensif, et qu’en lui dangereusement veille et déjà se prépare un adulte à canines, un velu antisémite, un haïsseur qui ne me sourira plus. Ô pauvres rictus juifs, ô las et résignés haussements d’épaules, petites morts de nos âmes.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 10.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
ruine

Et même la façon du serveur lui aussi pour le soleil de se tenir en avant de la porte, qu’on s’est dit au revoir quand probablement on ne se reverra pas. Rien d’effrayant, rien.

Ce qui menace vraiment reste invisible. On cherche les signes de la ruine : rien d’autre que nous-même, qui traversons.

François Bon, « Dimanche après-midi, un instant », Tumulte, Fayard, p. 182.

David Farreny, 1er mai 2008
malentendu

Chaque maison, enfant, était un mystère. Les façades contenaient une substance épaisse, dense. Le mystère était celui de cette présence, de cette heure incompréhensible qui te trouvait dans ce lieu, dans cette lumière. Énigme insoluble et mélancolique. Tout ce que tu voyais autour de toi, dans ces banales rues commerçantes, se composait d’un mélange de joie et de tristesse, d’une attente inquiète et palpitante. Tu te laissais emmener par ta mère. Tu ne savais pas, ou tu ne comprenais pas bien ce qu’il s’agissait de faire. Aussi les choses ne s’articulaient-elles pas en fonction de celles qui leur succèderaient, elles ne s’estompaient pas dans les projets. Rien à faire ni à prévoir. Tu t’abandonnais à elles, elles étaient là, se détachant sur le fond d’obscurité qui était le monde, irradiant d’une indistincte imminence. Ils semblaient tous te faire signe, ces arbres, ces boutiques, ces fenêtres, ces coins de ciel blanc entre les toits, capricieusement découpés par les antennes de télévision. Que voulaient-ils dire ? Ils annonçaient quelque chose. Plus encore : ils n’étaient que cela, jusque dans leur cœur, une annonce indéchiffrable.

À présent, te revoici parmi eux. C’était ton retour qu’ils annonçaient. Rien n’est advenu. Les façades sont vides, l’espace est creux, plus d’épaisseur et plus de mystère. Chaque rue traversée donne sur un avenir qui n’a pas eu lieu. Tu crois comprendre le malentendu.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 311-312.

David Farreny, 2 déc. 2009
volume

Cependant, tel le beau poisson qui scintille parfois dans le courant d’une rivière aux eaux sales et troubles à la sortie des usines, brille de temps en temps dans ce flot de vieux papiers le dos d’un volume précieux ; ébloui, je regarde un moment ailleurs puis je le repêche, je l’essuie à mon tablier, je l’ouvre, je hume le parfum de son texte, je concentre mon regard sur la première phrase et la lis telle une prédiction homérique, et ce n’est qu’après ça que je dépose le livre au sein de mes autres belles trouvailles, dans une caisse tapissée d’images saintes jetées par erreur dans ma cave avec des livres de prières.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 13.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
humour

Je défie quiconque de trouver de l’humour à qui que ce soit très longtemps.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 53.

David Farreny, 24 mars 2012
fais

— Tu travailles ?

— Tu le vois bien.

— Je vois que tu ne fais rien.

— Tu ne peux pas comprendre.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 168.

Cécile Carret, 22 juin 2013
incroyables

Je me souviens, avec une tristesse ironique, d’une manifestation ouvrière, dont j’ignore le degré de sincérité (car j’ai toujours quelque difficulté à supposer de la sincérité dans les mouvements collectifs, étant donné que c’est l’individu, seul avec lui-même, qui pense réellement, et lui seul). C’était un groupe compact et désordonné d’êtres stupides en mouvement, qui passa en criant diverses choses devant mon indifférentisme d’homme étranger à tout cela. J’eus soudain la nausée. Ils n’étaient même pas assez sales. Ceux qui souffrent véritablement ne se rassemblent pas en troupes vulgaires, ne forment pas de groupe. Quand on souffre, on souffre seul.

Quel ensemble déplorable ! Quel manque d’humanité et de douleur ! Ils étaient réels, donc incroyables. Personne n’aurait pu tirer d’eux une scène de roman, le cadre d’une description. Cela coulait comme les ordures dans un fleuve, le fleuve de la vie. J’ai été pris de sommeil à les voir, un sommeil suprême et nauséeux.

Fernando Pessoa, « 72 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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