clé

« maintenant si jamais je te vois c’est toujours

comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche

ce beau butin de nuits de portes et de joies.

comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.

et le cours des choses va. on s’en étonne. les gens

qui songent à leur maison leur jardin leur enfance

les morts impersonnelles de petits fleuves des riens

des moments chaleureux des voyages et des actes

parfaitement accomplis. mais toi quand je te vois

verticale et brillante comme un astre de mai,

réelle : je deviens terre et vent je suis ta nuit

avec ses arbres et ses mots en mouvement

ce battement de voyelles parmi les tournesols

tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »

Lionel Ray, « Célébration », Le nom perdu, Gallimard, p. 78.

David Farreny, 20 mars 2002
technique

Disons que ce que l’on appelle poème est précisément une technique linguistique de production d’un type de conscience que le spectacle du monde ne produit pas ordinairement.

Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 196.

David Farreny, 24 mars 2002
couches

j’ai beaucoup été couchée,

dans des couches de jour et de sommeil différents.

Sabine Macher, Un temps à se jeter, Maeght, p. 38.

David Farreny, 3 mars 2008
scandales

La morale elle-même engendre la Terreur quand, dépeuplant l’univers de tout ce qui n’est pas l’Autre et son ennemi, elle ne rencontre jamais de problèmes ou de dilemmes mais seulement des scandales. « Je ne sais point discuter longuement où je suis convaincu que c’est un scandale de délibérer », disait encore Robespierre dans son discours sur le parti à prendre à l’égard du roi.

Alain Finkielkraut, « La gauche de gauche et les virgules noires », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 238.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
superfétation

Je pensais très peu. Peut-être les mots avaient-ils sombré dans le blanc comme il arrive dans l’excès de l’insomnie et que l’aube soudain vous regarde qui ne regardez rien. Quelquefois seulement, je me disais : j’attends. Mais c’était moins une phrase consciente qu’une intuition du corps et comme en marge du verbe. J’attendais simplement parce que j’étais là, parce que je me tenais debout — sans raideur, les bras ballants, les mains ouvertes, les jambes un peu écartées, comme un marcheur brusquement saisi dans sa marche et désormais en arrêt pour la fin des temps. J’attendais parce que tout autre raison d’être avait définitivement failli : tous les accommodements du désir et du réel, tout le système péremptoire des certitudes, toute la dynamique des projets et des ambitions — toute la superfétation, autrement dit, qui se cache derrière l’adhésion à la vie, avait cessé de fonctionner.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 76-77.

Élisabeth Mazeron, 25 mars 2010
divin

Le divin, son importance dans ma vie. Pourtant quelque chose constate ironiquement en moi, pendant que je fais le récit d’un rêve, que le divin est bien plus présent dans ma pensée, en été, à la campagne et par beau temps.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 218.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
est

Contre toutes mes habitudes, je descends, à pied, jusqu’au bistro de Courcelle, acheter des cigarettes. Je songe, chemin faisant, à l’espèce de folie d’étude qui m’a pris, à l’adolescence, et ne m’a plus quitté. Il me vient, près de quarante-cinq ans plus tard, le même mécontentement extrême qu’alors de n’être pas à la tâche infinie, vitale, de clarifier l’affaire à laquelle je me trouve mêlé. Quoi ! je laisserais passer un instant sans l’employer à tenter de comprendre tel fait, petit ou grand, qui me concerne parce qu’il m’exalte ou m’accable, m’échappe, est ! Je n’aurai pas vécu.

Pierre Bergounioux, « mardi 1er juin 2010 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1162.

David Farreny, 26 fév. 2012
interruption

J’ai le sentiment de ne savoir où diriger tous ces dons que le voyage prodigue avec tant d’abondance. Je n’ai plus de « projet » bien descriptible et cette longue interruption qui m’a fait tant de bien n’a fait aussi que renforcer ma perplexité. Amadou sec, j’attends ma flamme.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 129.

Cécile Carret, 28 juin 2012
négations

Ma tante cherche mon oncle dans les hôpitaux. Elle cherche son frère dans les prisons, dans les carrés des indigents. Pendant des années.

Elle appelle les mairies, les établissements pénitentiaires, les agences, les administrations, les offices, les bureaux, les associations. Elle était institutrice et méthodique ; elle avait un timbre aigu et des phrases un peu compassées ; elle faisait toujours toutes les négations en entier.

Elle va consulter avec son mari en R16 les registres loin dans le département.

Elle l’a trouvé finalement. Il avait une grosse tumeur, chez un ferrailleur, dans une cabane au fond de la parcelle, au milieu des carcasses de voitures.

Il n’avait plus de dents. Il a souri comme les pauvres.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 57.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
impropre

La lucidité n’extirpe pas le désir de vivre, tant s’en faut, elle rend seulement impropre à la vie.

Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 870.

David Farreny, 28 fév. 2024
collègues

« Soyons persuadés, écrivait Flaubert à Louise Colet, que le bonheur est un mythe inventé par le Diable pour nous désespérer. » Je suis davantage persuadé – et les romans de Michel Houellebecq, auteur aussi lucide que l’était Flaubert, renforcent mon sentiment – que la plus maligne invention du Diable reste le plaisir pour en avoir fait le programme essentiel de notre déréliction. J’y ai sacrifié du temps, j’ai essayé d’y mettre un tantinet de talent – et même d’atteindre d’honorables performances : « Ah ! votre os matinal ! », me complimentait jadis une amie – et, finalement, j’ai toujours oscillé de l’obsession à l’écœurement. Comme l’époque occupée à miner le vieil idéal ascétique m’y autorisait et, même, m’y incitait, j’ai expérimenté certaines formes de jouissance et je me suis rendu à l’évidence : rechercher le plaisir est un travail comme un autre qui oblige à des fréquentations sociales peu ragoûtantes – combien de fois quand tel ou tel type, telle ou telle bonne femme, rencontrés un soir de débauche me saluent quelque temps plus tard, ai-je l’impression d’avoir affaire à des « collègues ». « Quand je viens ici, me confiait cette habituée d’un club libertin, c’est pour jouir sous les caresses d’hommes et de femmes dont l’existence m’indiffère. » Quant à moi, n’était le petit coma qui vient après l’amour, cet état qu’Épicure entend peut-être par ataraxie et qui « consiste pour le corps à ne pas souffrir et pour l’âme à être sans trouble », n’était, donc, cette douce parenthèse dans le vide, et sans être le moins du monde bégueule, j’ai fini par me résoudre à l’idée que le plaisir pris dans les choses du sexe, aussi réel soit-il, est encore une de ces impasses qui me ramènent à l’ennui. Voilà pourquoi je ne laisse pas de sourire quand je lis sous la plume d’un graphomane actuel – encore un collègue, d’ailleurs – de très candides et surtout de très théoriques exhortations à je ne sais quelles pratiques « raffinée » et « volcanique » des sens ou autre « libertinage solaire ». Faut-il tout ignorer du plaisir pour ainsi le magnifier…

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 24-25.

David Farreny, 14 mai 2024

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