Sud

Je sais bien qu’il existe des îles, loin vers le Sud, et de grandes passions cosmopolites.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 52.

Guillaume Colnot, 24 mai 2002
flambée

Le mariage n’est qu’une soudaine flambée de vieillesse.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 45.

David Farreny, 1er janv. 2006
réclamer

Après dîner, avec Cathy, jusqu’au sommet des Plates. L’ombre s’est déjà emparée des versants. Le regard porte à l’infini. Il ne subsiste plus que quelques rares pâtures, d’un jaune pâle, dans le couvert des bois qui ont conquis la contrée. Nous faisons s’envoler une buse. Nous nous asseyons au sommet d’une butte, face aux monts du Cantal et c’est comme d’avoir quitté le monde, pris congé de la vie resserrée, inquiète, laborieuse dont nous sommes les otages tant est souveraine la suggestion du lieu, parfaite, la solitude, absolue, la paix. On a changé d’échelle, adopté un autre point de vue, celui des immensités impavides, éternelles, au regard desquelles ce qui nous meut et nous point n’est rien. On se trouve réduit à son être pur, à la simple conscience de tout cela, qui nous est momentanément accordé. Et notre finitude infime, notre fugacité sont si évidentes qu’il serait fou de réclamer. Tout est simple et facile. On peut accepter.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er août 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 325.

David Farreny, 20 nov. 2007
salamandre

La salamandre ne soupçonne rien de la moucheture noire et jaune de son dos. Il ne lui est pas venu à l’esprit que ces taches sont disposées en deux chaînettes ou se rejoignent en une seule sente compacte en fonction de l’humidité du sable, de la nuance vivante ou mortuaire du terrarium.

Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme.

Guillaume Colnot, 19 mai 2009
créancier

J’avais beau ne pas lui être très supérieur, il m’inspirait à la fois de la pitié et une vague répugnance ; mais la pitié de ce temps-là, demeurant sans effet, se dissipait aussitôt conçue comme fumée au vent, et laissait dans la bouche un inutile goût de faim. Comme tout le monde, sans toujours me l’avouer je cherchais à l’éviter : il était dans un état de besoin trop criant, et quiconque est dans le besoin est un peu notre créancier.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 8.

Cécile Carret, 21 mars 2010
milieu

Pas de milieu : ou on est seul, abandonné, ou on est aimé, c’est-à-dire traqué, isolé, enfermé.

Paul Morand, « 11 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 460.

David Farreny, 2 sept. 2010
molle

riant à gorge déployée de cette plante molle qui croît dans un ventre et développe tardivement la charpente osseuse qui va la soutenir et l’articuler, tel un arbre qui commencerait par produire une nuée de feuilles vibrantes puis seulement accrocherait celle-ci à des branches attaché à un tronc enraciné dans le sol, et qui conserve à jamais de cette période où son corps levait comme une pâte susceptible d’adopter les formes les plus aberrantes de grandes dispositions pour l’effroi et ses terribles grimaces mais aussi le tourment perpétuel de l’hésitation, ce flottement dans les gestes, ce flou dans le regard, cette figure confuse, en permanence ces airs louches de voisin d’urinoir, riant de tout cela comme de toute chose, pour faire mes dents, sans doute

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 19.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
est

Contre toutes mes habitudes, je descends, à pied, jusqu’au bistro de Courcelle, acheter des cigarettes. Je songe, chemin faisant, à l’espèce de folie d’étude qui m’a pris, à l’adolescence, et ne m’a plus quitté. Il me vient, près de quarante-cinq ans plus tard, le même mécontentement extrême qu’alors de n’être pas à la tâche infinie, vitale, de clarifier l’affaire à laquelle je me trouve mêlé. Quoi ! je laisserais passer un instant sans l’employer à tenter de comprendre tel fait, petit ou grand, qui me concerne parce qu’il m’exalte ou m’accable, m’échappe, est ! Je n’aurai pas vécu.

Pierre Bergounioux, « mardi 1er juin 2010 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1162.

David Farreny, 26 fév. 2012
éternité

Eh bien chez ce dentiste où je vais il y a quelque chose qui m’aide énormément dans la salle d’attente, au point que je ne m’ennuie pas du tout : il y a un aquarium. Un aquarium très beau, un aquarium d’eau de mer, avec de très jolis poissons bien sûr, mais surtout des coraux vivants, des sortes de couronnes d’antennes soyeuses et souples qui bougent, caressées, frôlées par les poissons qui passent. Et ce qui est extraordinaire, si on regarde ça un peu attentivement, c’est qu’il y a une contamination. Ils vivent dans un autre temps. À l’intérieur de cette boîte, il se passe des choses d’un univers qui n’est pas le mien. Bien que ce soit sous mes yeux. À un mètre de moi, il y a un univers qui n’est pas le mien, où des « vivants » – des vivants, je ne peux pas dire autrement – se promènent, évoluent, palpent. Pour l’essentiel, c’est ce qu’ils font : ils palpent. Donc, à l’intérieur, de ce petit mètre cube, ils sont dans une exploration éternelle, ou dans une attente, un suspens. C’est un peu comme une maquette d’éternité, cet aquarium, une maquette de l’éternel retour du même. Trois semaines après, un an après, les poissons font les mêmes danses. Bien entendu, ces poissons, ces coraux sont périssables, mais quand même, le temps dans lequel ils sont est un temps où la tension qu’il y a entre la fluidité et le rythme semble résolue. C’est pour ça que ça ressemblerait à quelque chose qui s’appellerait l’éternité. Comme s’ennuyer devant une petite maquette d’éternité ? On regarde, on regarde et on s’abîme, on s’abîme dans cette pensée, dans cette extraordinaire fluidité.

Je crois que la mémoire est comme un aquarium invisible. Une piscine, une citerne où il y aurait des sortes de coraux comme ça, en attente, des tas de poissons, des milliers, des centaines de milliers de poissons, qui se promènent dans une sorte d’invisibilité. Et par moment, de ces bancs, des éléments se détachent parce qu’un reflet de l’autre monde, du monde extérieur, du monde « vrai », est venu les appeler, les éveiller.

Il y a là pour moi des possibilités de divagation infinies qui, en effet, ont une fonction de distraction et d’évasion, mais qui sont toujours au travail, toujours à l’œuvre lorsqu’il s’agit de l’éveil, lorsqu’il s’agit de l’intelligibilité du passé et du deuil. C’est seulement avec ces connexions-là, telles qu’elles sont libérées dans le monde fluide de la mémoire, qu’on peut avancer, voir, voir mieux, voir plus loin.

Jean-Christophe Bailly, Tout notre temps troublé (entretien pour L’Impossible n° 9, novembre 2012), p. 60.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
moule

Chaque genre littéraire obéit à des principes qui ont fait leurs preuves et qu’il suffit de suivre, en effet, ou d’appliquer pour produire un récit qui en relève et l’illustre idéalement, tant il est vrai qu’il faut être bien maladroit pour rater une gaufre quand on possède un moule à gaufres. L’écrivain abdique ce faisant une liberté dont il ne savait sans doute comment user pour un confort si plaisant que l’on peut s’étonner de ne jamais voir l’oie pareillement se déplumer les ailes à coups de bec afin de garnir un coussin où reposer sa petite tête stupide.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 108.

Cécile Carret, 25 fév. 2014

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