visages

Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.

Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.

Bilitis Farreny, 23 mai 2002
chose

L’efficacité thérapeutique du pont naissait de son application directe à l’inimitié forte, concentrée de l’endroit.

Il ne mesurait guère plus de six ou sept mètres. À l’extrémité mobile, pour la dilatation, sous la plaque de garde-grève, on devinait le profil en double té des poutres principales. Elles reposaient sur une platine de fer scellée, elle-même, sur le sommier en pierre de taille. Le platelage en tôle striée masquait les entretoises. Mais il était facile de descendre le massif de la culée et on pouvait les voir par-dessous, avec leur contreventement en croix de Saint-André. Les traverses étaient agrafées sur les longerons. Elles étaient renforcées par des cornières de butée qui servaient à lutter, m’expliquerait plus tard le chef de gare, contre l’arrachement produit par le freinage des convois. Le tout était enduit d’une épaisse peinture grise, qui avait dégouliné sur les flancs des poutres et maculait la pierre très tenace — du granite, sans doute — à joints creux, du sommier. Voilà pour la chose.

Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, pp. 30-31.

David Farreny, 9 août 2005
classique

C’est le samedi que la décrue s’amorça. On revint au quaternaire tardif. Aux moussons succéda un hiver frisquet, classique. La rivière regagna son lit cloisonné de quais obliques, sanglé de ponts.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 19.

David Farreny, 24 nov. 2005
vide

Pour tromper son vide, battre son plein.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 65.

David Farreny, 19 nov. 2006
couché

Dès lors, il n’eut d’autre souci que de guetter sans relâche le retour de ces instants, de ces havres de grâce, de ces retrouvailles, dans l’espoir obsédant d’être de nouveau en sa présence, seul à seul avec elle, et de restaurer un tant soit peu du bonheur initial. Mais l’on ne saurait sauvegarder, en le poursuivant assidûment, encore moins recouvrer un amour — que l’on n’est même pas sûr d’avoir jamais conquis — et tous ses efforts pour ne pas la perdre eurent des effets désastreux.

Il passa des heures, des journées entières à attendre dans un fauteuil, un canapé, un lit, gaspillant délibérément son temps libre, fasciné à la pensée de ne pouvoir rien faire d’autre, d’être ainsi réduit au désœuvrement le plus total, de rester immobile à méditer en vain, à ressasser leur échec et son incapacité, avec la sensation écœurante de la vie qui continuait d’avancer et de lui filer entre les doigts, avec la conviction très nette, désespérante, de devoir se résigner à la situation présente et retourner bientôt au seul état qu’il connaissait trop bien pour l’avoir éprouvé régulièrement depuis des années, à savoir la neutralité de l’existence ordinaire entrecoupée d’accès de la déréliction la plus profonde, la plus noire. Car il avait endossé le rôle du triste sire, de l’amoureux contrit, de l’homme couché qui s’abstient d’agir, escompte secrètement un miracle qui n’adviendra pas.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
remorqueur

il y aura une fois

une chair qui se dénouera

sans cris ni larmes

cela aura lieu quelque part

Entre deux cailloux secs

Entre l’écorce et l’arbre

Au premier chant des bielles

À l’instant de la dernière cigarette

Il y aura une fois

deux yeux qui rouleront à fleur d’eau sale

vers le grand collecteur

Il y aura une fois l’instant fatal

où je devinerai enfin ce visage réel

si longtemps masqué

par le vol futile de deux ramiers

la sirène émouvante d’un remorqueur Quai de l’arsenal.

André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 231.

David Farreny, 30 déc. 2008
bœuf

La phrase de nuit, qui débarque casquée, bottée, prête à l’assaut, n’est pas d’une fratrie nombreuse. Il faut aller quérir ses sœurs ailleurs, au plafond souvent, à la cave, car on ne peut savoir si la nébuleuse où elles prennent naissance est en nous ou au-dehors de nous — et, si c’est en nous, à quel étage, dans quel sous-sol. La psychanalyse sait. La critique littéraire aussi. Mais la poétique ne sait rien et me laisse du matin au soir ignorant comme un bœuf, tremblant comme une pythie.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 7.

David Farreny, 17 nov. 2009
quel

J’aime les animaux, je suis connu pour cela, je serai vétérinaire quand je serai grand. Un jour, j’ai demandé à ma mère si les animaux aussi avaient un cœur qui battait comme le nôtre :

— Mais bien sûr. D’ailleurs, tu sais, nous sommes des animaux, nous aussi.

— On est des animaux ?

— Mais oui !

— On est quel animal ?

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
banlieues

Les premiers ramas informes des banlieues exhalent les sueurs acides de la nuit. Vus de cette hauteur, les bâtis tassés les uns contre les autres dessinent la planimétrie d’une ville en ruine, comme ravagée par une guerre sournoise. Ce sont les restes d’une rêverie que l’aube de l’aviation, vers 1910, avait vu prendre forme sur les planches à dessin où les ingénieurs projetaient la cité future. Elle ne s’est pas réalisée. Ne restent que ces parallélépipèdes de béton, ces pauvres fabriques, ces débris de cabanes, de masures, de petits pavillons faits de maigres matériaux, toutes ces épaves laissées dans les banlieues par le reflux des utopies. Interminable paysage de chantiers, dont on ne distingue pas s’ils sont en cours ou bien déjà abandonnés.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 147.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
aucun

« Élite » est le seul terme de la langue française contemporaine qui n’a besoin d’aucun autre mot pour être un oxymoron.

Jérôme Vallet, « 26 mai 2020 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
terreur

Pour que la Russie s’accommodât d’un régime libéral, il faudrait qu’elle s’affaiblît considérablement, que sa vigueur s’exténuât ; mieux : qu’elle perdît son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur. Comment y réussirait-elle, avec ses ressources intérieures inentamées, et ses mille ans d’autocratie ? À supposer qu’elle y arrivât par un bond, elle se disloquerait sur-le-champ. Plus d’une nation, pour se conserver et pour s’épanouir, a besoin d’une certaine dose de terreur.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 17 mars 2024

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