La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.
Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 65.
Je connais de grandes stagnations. Non point (comme font bien des gens) que j’attende des jours et des jours pour répondre, d’une carte postale, à une lettre urgente. Non point (comme personne d’ailleurs ne fait) que je repousse indéfiniment l’action facile qui me serait utile, ou l’action utile qui me serait agréable. Il entre plus de subtilité dans ma mésintelligence avec moi-même. C’est dans mon âme même que je stagne. Il se produit en moi une suspension de la volonté, de l’émotion, de la pensée, et cette suspension dure des jours interminables ; seule la vie végétative de l’âme — la parole, le geste, l’allure — peut encore m’exprimer aux autres et, à travers eux, à moi-même.
Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 151.
Après dîner, avec Cathy, jusqu’au sommet des Plates. L’ombre s’est déjà emparée des versants. Le regard porte à l’infini. Il ne subsiste plus que quelques rares pâtures, d’un jaune pâle, dans le couvert des bois qui ont conquis la contrée. Nous faisons s’envoler une buse. Nous nous asseyons au sommet d’une butte, face aux monts du Cantal et c’est comme d’avoir quitté le monde, pris congé de la vie resserrée, inquiète, laborieuse dont nous sommes les otages tant est souveraine la suggestion du lieu, parfaite, la solitude, absolue, la paix. On a changé d’échelle, adopté un autre point de vue, celui des immensités impavides, éternelles, au regard desquelles ce qui nous meut et nous point n’est rien. On se trouve réduit à son être pur, à la simple conscience de tout cela, qui nous est momentanément accordé. Et notre finitude infime, notre fugacité sont si évidentes qu’il serait fou de réclamer. Tout est simple et facile. On peut accepter.
Pierre Bergounioux, « dimanche 1er août 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 325.
Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.
Ses escaliers crèvent les plafonds ; puis j’enrage de manquer d’imagination pour deviner où ils mènent et visiter cette étoile.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 104.
La plupart du temps, celui qu’on cherche habite à côté. Ce fait ne saurait s’expliquer sans plus de façons, il faut d’abord l’accepter comme une donnée expérimentale. Il a des racines si profondes qu’on ne peut pas y mettre obstacle quand bien même on se donnerait pour tâche de le faire. Cela vient de ce qu’on ne sait rien de ce voisin cherché. On ne sait en effet ni qu’on le cherche ni qu’il habite à côté, et dans ce cas on peut être absolument sûr qu’il habite à côté. Rien n’empêche de connaître comme telle cette donnée de l’expérience générale, la connaître n’est pas le moins du monde gênant, même quand on s’impose de s’en souvenir exprès.
Franz Kafka, « La plupart du temps… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 526.
— En combien de temps terminez-vous un cercueil ?
Sur un ton professionnel :
— Le modèle en sapin est cloué en quatre heures. Quelle rapidité pour un appartement éternel !
— Et un berceau, un berceau à bascule ?
— En un temps identique, à peu près. C’est équitable.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 68.
LE DÉMON
Elle est partie ce soir : tu ne vois qu’une image.
Voici le train, les rails, les pierres du remblai.
Tiens, que disais-je ? elle se penche à la portière.
C’est curieux, regarde, un jeune homme est près d’elle :
Un magique pouvoir nous les montre en sleeping.
Ils sont drôles, tous deux. Elle ouvre son corsage.
Il la rend folle, attends…
ARDEN
Seins, ô Mélanésie !
LE DÉMON
Ils assiègent l’amour.
ARDEN
Je suis mort.
VOIX DE CRESSIDA
Baise-moi.
LA VIEILLE
O ! comme on entend bien !
LE DÉMON
C’est la fleur carnivore.
Tu voulais tant savoir : écoute, elle jouit.
Tu as capturé l’heure et la bête et les cris.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 47.
J’ai vu deux unijambistes aujourd’hui, coïncidence qui n’a pourtant rien de remarquable puisque c’est en somme comme si je n’en avais vu aucun.
Éric Chevillard, « samedi 6 janvier 2018 », L’autofictif. 🔗