Norvégiens

Les Norvégiens sont translucides ; exposés au soleil, ils meurent presque aussitôt.

Michel Houellebecq, Lanzarote, Flammarion, p. 18.

David Farreny, 22 mars 2002
sosie

En amour, tout s’annule au fur et à mesure. Tout est à refaire à chaque instant. Deux amants sont hors du temps. Suspension de l’horaire. La mort ne retrouvera nulle part ces heures qui lui furent signalées. Elle déménagera tout, mais en vain cherchera le temps d’amour, qui est son sosie.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 31.

David Farreny, 24 mars 2002
aliéné

Je déteste les drogues. Mes hallucinations habituelles sont bien assez monstrueuses, Hadès en soit loué ! Objectivement considéré, je n’ai jamais vu un esprit aliéné plus lucide, plus solitaire et plus équilibré que le mien.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 148.

David Farreny, 13 avr. 2002
berme

La micheline courait sur une corniche sinueuse, étayée, par places, de piliers noyés, de pans maçonnés. À droite, lorsqu’on montait, le roc grossièrement dressé à coups de pic coulissait tout contre la vitre. Il répercutait le mugissement du diesel logé sous la bosse à évents, derrière la cabine. On avait l’impression d’être emporté dans la carcasse de quelque pachyderme dont la micheline avait, aussi, l’allure déhanchée ou bien, comme Jonas, dans la panse du Béhémot. Je ne sais plus quelle crainte l’emportait, l’écrasement contre la muraille ou la chute fracassante dans les écueils et les bouillons de la rivière. La berme, par moments, n’excédait pas le mètre quatre cent trente-cinq d’écartement standard de la voie et, sous le bas de caisse du wagon, lorsqu’on tournait, il y avait le vide. On se disait, tout bas, que ça ne pouvait pas continuer bien longtemps.

Pierre Bergounioux, « Le pont de Bonnel », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 10.

David Farreny, 27 avr. 2002
voulant

C’est qu’il boit toujours, Roulin ; mais cela ne marche plus comme avant. Cela ne donne plus ce corps violent, voulant, que la jeunesse comme hors d’elle-même suscite, cette pure gloire faite chair, Augustine est bien vieille, et même les petites écaillères, leur œil de côté, leur bras blanc, si par chance ou aveuglement elles vous prenaient pour un satrape, on poserait en vain la main sur elles : pourtant on les regarde avec les mêmes yeux qu’on avait à Lambesc, et leur corps est le même, lourd, prodigieux. Il semble que tous les amis avec qui vous buvez ont changé, ils sont devenus inattentifs, indélicats, ils ne daignent plus voir que sous la casquette des Postes une espèce de prince chante et tient des propos intelligents, d’ailleurs le prince parle peut-être moins volontiers, il y a trop de choses dans le monde que le facteur n’a pas comprises, et il sait qu’il ne les comprendra plus, que le prince donc ne les dira pas.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 49.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
étranger

Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.

Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.

Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.

Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.

David Farreny, 31 mars 2008
aube

Personne, dans ce décor, pour soupçonner que la nuit aurait une fin. Tout était prêt à s’en tenir là, à la nuit. Cela s’était fait si naturellement.

Personne pour penser que l’aube viendrait par tous les orifices et poinçonnerait des motifs sur les vases d’étain, peindrait des fleurs sur la frise de la tapisserie, ferait sortir les yeux du bois, lancerait des cônes poudreux à travers l’espace où flottait un lustre à pendeloques. Le contour d’une porte se dessinerait, et ses rectangles emboîtés ; au-delà du tapis, par groupes, les dalles émergeraient du sol, le parsemant de petits lacs mats, jusqu’au fond d’une cheminée où deux bûches s’effondreraient dans la cendre. Un calendrier montrerait Venise et le bleu du ciel, encore noir, se refléterait dans les canaux. Juste en dessous, des clés pendraient.

Un point rouge s’allumerait dans la cuisine, au flanc de la cafetière automatique d’où s’échapperaient bientôt des vapeurs parfumées tandis que le jour qui darderait par les fentes des volets ses lignes obliques sortirait de leur gangue coquetiers et casseroles, classées par tailles sous les crochets. En continu, le moteur du Frigidaire pousserait un roulement grave où se mireraient en festons les rots de la cafetière. Partout s’allumeraient des carreaux et encore des fleurs, des fleurs de céramique, des fleurs qui n’en seraient pas, mais à qui l’aube permettrait d’en être, le temps qu’elles redeviennent bibelots, cendriers, poignées de portes.

On n’en était pas là. On dormait chez les Langre.

Pas d’aube.

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 25.

Cécile Carret, 27 août 2009
stupeur

48. Choses qui frappent de stupeur

En nettoyant un peigne, on est arrêté par quelque chose, et il se brise.

La voiture dans laquelle on se trouve est renversée ! On pensait qu’une machine aussi lourde, bien établie sur ses roues écartées, resterait toujours debout, et tout à coup on croit rêver ; on se demande, avec stupéfaction, comment la chose a pu se faire.

Quelqu’un, enfant ou adulte, dit sans précaution, en présence d’une certaine personne, des choses dont il devrait éviter, par respect, de parler devant elle.

On a, toute la nuit, attendu un ami qui, pensait-on, devait sûrement venir. À l’aube, on oublie un moment cet homme, on s’endort ; mais tout près, un corbeau croasse : « kô », et l’on se réveille brusquement. Le jour est venu. On est frappé de stupeur.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 12 avr. 2011
non

Tout a été soumis à l’Angkar, organisation mystérieuse et omnipotente : la vie sociale, la loi, la vie intellectuelle, la sphère familiale, la vie amoureuse et amicale. Je ne connais pas d’exemple, dans l’histoire, d’une telle emprise, presque abstraite à force d’être absolue : « Il n’y a plus de ventes, plus d’échanges, plus de plaintes, plus de jérémiades, plus de vol ni de pillage, plus de propriété intellectuelle. » Je ne connais pas le nom de ce régime politique – le mot régime lui-même ne convenant pas. C’est un état de « non habeas corpus ». Dans ce monde, je ne suis plus un individu. Je suis sans liberté, sans pensée, sans origine, sans patrimoine, sans droits : je n’ai plus de corps. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 88.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
horloges

Pour moi, le bruit du Temps n’est pas triste : j’aime les cloches, les horloges, les montres — et je me rappelle qu’à l’origine, le matériel photographique relevait des techniques de l’ébénisterie et de la mécanique de précision : les appareils, au fond, étaient des horloges à voir, et peut-être en moi, quelqu’un de très ancien entend encore dans l’appareil photographique le bruit vivant du bois.

Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard/Le Seuil, pp. 32-33.

David Farreny, 14 juin 2015
collègues

« Soyons persuadés, écrivait Flaubert à Louise Colet, que le bonheur est un mythe inventé par le Diable pour nous désespérer. » Je suis davantage persuadé – et les romans de Michel Houellebecq, auteur aussi lucide que l’était Flaubert, renforcent mon sentiment – que la plus maligne invention du Diable reste le plaisir pour en avoir fait le programme essentiel de notre déréliction. J’y ai sacrifié du temps, j’ai essayé d’y mettre un tantinet de talent – et même d’atteindre d’honorables performances : « Ah ! votre os matinal ! », me complimentait jadis une amie – et, finalement, j’ai toujours oscillé de l’obsession à l’écœurement. Comme l’époque occupée à miner le vieil idéal ascétique m’y autorisait et, même, m’y incitait, j’ai expérimenté certaines formes de jouissance et je me suis rendu à l’évidence : rechercher le plaisir est un travail comme un autre qui oblige à des fréquentations sociales peu ragoûtantes – combien de fois quand tel ou tel type, telle ou telle bonne femme, rencontrés un soir de débauche me saluent quelque temps plus tard, ai-je l’impression d’avoir affaire à des « collègues ». « Quand je viens ici, me confiait cette habituée d’un club libertin, c’est pour jouir sous les caresses d’hommes et de femmes dont l’existence m’indiffère. » Quant à moi, n’était le petit coma qui vient après l’amour, cet état qu’Épicure entend peut-être par ataraxie et qui « consiste pour le corps à ne pas souffrir et pour l’âme à être sans trouble », n’était, donc, cette douce parenthèse dans le vide, et sans être le moins du monde bégueule, j’ai fini par me résoudre à l’idée que le plaisir pris dans les choses du sexe, aussi réel soit-il, est encore une de ces impasses qui me ramènent à l’ennui. Voilà pourquoi je ne laisse pas de sourire quand je lis sous la plume d’un graphomane actuel – encore un collègue, d’ailleurs – de très candides et surtout de très théoriques exhortations à je ne sais quelles pratiques « raffinée » et « volcanique » des sens ou autre « libertinage solaire ». Faut-il tout ignorer du plaisir pour ainsi le magnifier…

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 24-25.

David Farreny, 14 mai 2024

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