passages

Étranger, néanmoins, c’est encore une espèce de statut, une épithète pour le voyageur, un label pour ses rapports avec le ciel, les passages cloutés, les fontaines, les visages. À Chamalières, je ne suis même pas étranger. Qu’importe que j’avance, me hâte, coure peut-être, me retourne, lève les yeux, sourie dans le vide ? Je peux bien aller jusqu’à changer de trottoir. Nulle part je ne serai mieux innommable, ni plus rigoureusement inqualifiable ; jamais chose plus transparente, ni corps mieux dépecé.

Renaud Camus, L’élégie de Chamalières, P.O.L., p. 28.

David Farreny, 7 juin 2003
drap

On voudrait repousser soi comme on repousse un drap. On voudrait crever sa peau et glisser comme un poisson dans la lumière. On voudrait un temps unique qui ne sépare de rien. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait nager tout entier dans le corps d’une femme, pour ne plus penser. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait mille autres choses de moindre importance, pour tuer l’orgueil démesuré. On ne voudrait plus attendre, s’affaler sur l’autre rive où miroite sous la frondaison un sable blond comme miel. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait ce que des milliards d’hommes n’ont pas même osé rêver. Par misère ou par pudeur.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
eux

C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots ; ils sont tellement éloignés de nous, enfermés dans l’éternel à-peu-près de leur existence secondaire, indifférents à nos extrêmes besoins ; ils reculent au moment où nous les saisissons, ils ont leur vie à eux et nous la nôtre. Je l’éprouve plus douloureusement que jamais en vous écrivant, Chère ; infiniment Chère à qui je voudrais dire tout. Mais comment ?

Rainer Maria Rilke, « 7 décembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 10 fév. 2007
coalescence

[…] un coupe-poils à pile sans fil en mousse absorbante avec sa ventouse, une caisse à outils pour tout casser comme sans les outils, un microfournil à ondes fulgurantes, une console en kit à monter sans peine en cinquante semaines pour te consoler de la vacuité des emplois du temps, un, deux, trois, ho ! hisse ! commande aux Trois Suisses, chasse tes doutes en écrivant à la Redoute, ouvre le courrier personnalisé de monsieur Leclerc qui t’envoie sympa la photo couleur de son rôti d’porc, arbore-toi, réveille-toi le teint, décore-toi le corps avec des machins succincts qui font super bien, existe, montre que tu résistes, sois le vrai groupie de toi le pianiste, le gai guitariste, le batteriste, mais en moins jazz triste, le Francis Lopez de la supérette où t’achètes ton steak en barquettes, ah ! maman, maman, les docteurs, ils m’ont dit, je devrais pas te le dire à toi, pourquoi j’ai des absences côté coalescence avec l’existence, effet de faille, tas de paille de peu de pathie, atonie, bout de chosité sans nervosité, préjudice de sensibilité, ralenti du libidiné, recroquevillé dans le trou de soi, que de dégâts, que de dégâts […]

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, P.O.L..

David Farreny, 24 fév. 2007
duperie

Une jeune femme s’était assise en face de lui à la dernière gare ; à genoux sur elle, son enfant lui avait pris délicatement les joues entre ses petits doigts et les tirait en riant. C’est alors que la duperie avait été commise : lorsque sa mère lui avait fait croire (comme cette mère le faisait croire en cet instant à son enfant) que la vie coulait à sa portée, qu’elle était bonne, mais qu’on pouvait attendre, qu’il serait toujours temps de la saisir. Chacun de ses regards caressants le confirmait : quelque chose viendrait, qui serait enfin « la vie » ; mais lorsqu’on se retrouvait un jour sans le soutien de ces genoux familiers, il n’y avait plus rien, que le pur passage du temps, qu’une attente étale, décolorée, marquée des seuls signes de son écoulement ; un lent retour au rien. La chose lumineuse et pleine dont sa vérité aurait eu besoin pour se reconnaître et s’accomplir n’avait pas eu lieu. Et en fin de compte il avait eu sa part : l’amour d’une femme, des enfants, un travail qui ne l’ennuyait pas.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 168.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
journée

La pluie, qui amincit le jour, n’est pas soumise à un horaire administratif. Bien avant l’aube, elle crible un rêve inexplicable où la chair de l’autre est comme sa propre chair. Une fusion jusqu’alors inconnue.

Les premiers gestes de vivre resteront baignés de cet impossible ; oripeaux jetés pêle-mêle sur le vif ; yeux, front, vitre, ciel, tout collés les uns aux autres, journée qui s’amorce qu’une bête déclinerait.

Jean-Pierre Georges, « Rideau », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 60.

David Farreny, 31 mars 2008
traverses

Des bonnes heures, des joies, nulle trace, en revanche. Elles se sont évanouies avec l’instant qu’elles ont duré. La mémoire est celle des revers et des traverses, des plaies, des larmes, des épreuves où l’on a failli être détruit, se perdre sans retour. Si je dure encore, quel chaudron de sorcière finira par devenir ma cervelle, quelle peine j’aurai à subir le sabbat des démons qui m’escortent et auxquels vont se joindre ceux de demain !

Pierre Bergounioux, « mercredi 10 février 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 669.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
champion

Champion

de la

détestation

en tout genre

briseur de vie

dont

la mienne

réducteur

de tout ce

qui n’est pas

à ma taille

bulle

ne remontant

définitivement plus

à la

surface

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 37.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
inexistant

Dans mon rêve, cette ascèse du lieu se voyait largement dépassée : aucune image d’aucune chose, aucune impression de compacité ou de relief n’intervenaient pour rassurer le rêveur et lui fournir au moins le sentiment d’une consistance matérielle sur laquelle ses déplacements eussent pu prendre appui et constituer une progression clairement orientée. Quant au silence qui régnait absolument, il n’était pas fait de l’atténuation des rumeurs de la vie et ne se remplissait d’aucun déploiement organique. Il n’avait ni densité ni tension ni profondeur. Aucune qualité sensible ne permettait de le définir. Il n’était pas seulement l’absence des sons mais l’inconcevabilité même de toute production sonore — en sorte que mes appels ou mes cris, à l’adresse de l’inexistant, ne franchissaient pas le seuil de ma bouche et que, le vide des mots confirmant le vide de l’espace, je n’étais plus rien que le corps de mon angoisse.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
ville

Toute ville est une hypothèse que l’intelligence déploie autour d’une rue.

Nicolás Gómez Dávila, Notas, p. 117.

David Farreny, 20 mai 2015

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