fustigé

J’ai longé la clôture jusqu’à ce qu’elle s’interrompe. J’ai continué. Il m’a semblé que le temps glissait plus mal. J’ai poussé plus fort sur mes jambes. La neige était infestée de branches mais c’était prévu, normal. C’étaient les dernières images. Je savais depuis le commencement qu’à la fin je serais fustigé. La fuite recommencée du temps était âpre. J’ai pu observer une pause. Je savais qu’elle ne serait qu’une pause et non un artifice de l’indolence, de l’oubli où l’on voudrait vivre toujours.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 124.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
surprise

Le présent n’est pas dans ce qu’on espère. La vérité n’est pas dans ce qu’on imagine. Être vous prend par surprise. Vivre ne se tient pas tapi au milieu du désir — mais plutôt, peut-être, au cœur des coïncidences, parmi l’inattendu et l’inenvisagé, dans l’écorce d’un quotidien paradoxal, le quotidien des autres, où nous serions tombés du ciel en autocar ou en jeep, dans le Bardastrandar, sur les contreforts du Pinde, dans la sierra de Gredos, entre les Batuecas et les Hurdes.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., pp. 117-118.

David Farreny, 11 fév. 2006
au-delà

Fiévreux, mal assuré sur mes jambes. Me rends au collège pour y rencontrer des parents et tenir, à midi, le premier conseil de la quatrième dont je suis le professeur principal. Jusqu’à trois heures que je rentre, je suis tout à la fois glacé et en nage. Me couche et lis Au-delà de notre voie lactée de B. Heidman.

Pierre Bergounioux, « jeudi 4 juin 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 47.

David Farreny, 11 mars 2006
voyais

Cathy, que l’adversité stimule, entre dans le roncier avec une vigueur issue (j’imagine) de la Sibérie orientale, de sa lointaine ascendance bouriate ou mandchoue. J’admire, discrètement, l’assortiment unique d’énergie et de grâce, de fraîcheur et de feu, de pudeur, de modestie, de bonté, de force d’âme qu’il a plu aux puissances occultes de composer avec le soin infini dont elles étaient capables avant de le placer sur ma route désastreuse, il y a exactement trente ans. Je n’avais absolument rien à offrir en échange, hormis ceci : je voyais. J’avais quatorze ans et j’ai vu, tout, d’emblée, sans que rien m’échappe, avec le ferme dessein d’en tenir le plus grand compte.

Pierre Bergounioux, « mardi 20 juillet 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 316.

David Farreny, 20 nov. 2007
constellation

Tu lisais des dictionnaires comme d’autres lisent des romans. Chaque entrée est un personnage, disais-tu, que l’on peut retrouver dans une autre rubrique. Les actions, multiples, se construisent au fil de la lecture aléatoire. Selon l’ordre, l’histoire change. Un dictionnaire ressemble plus au monde qu’un roman, car le monde n’est pas une suite cohérente d’actions, mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapport s’assemblent, et la proximité géographique leur donne un sens. Si les événements se suivent, on croit que c’est une histoire. Mais dans un dictionnaire, le temps n’existe pas : ABC n’est ni plus ni moins chronologique que BCA. Décrire ta vie dans l’ordre serait absurde : je me souviens de toi au hasard. Mon cerveau te ressuscite par détails aléatoires, comme on pioche des billes dans un sac.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 39.

Cécile Carret, 22 mars 2008
maquignonnons

Tout est prétexte à sortilèges, les possédés tournent sur eux-mêmes l’écume aux lèvres en ronflant comme des toupies, toutes nos nuits sont traversées par le son des tambours et chacun consacre un peu d’énergie ou d’argent à se prémunir contre les manigances réelles ou supposées de ses voisins. L’honnêteté oblige cependant à reconnaître qu’à force de mitonner dans le chaudron de ma ville, nos démons ont eux aussi un peu fondu. Ils participent à l’enflure, au laisser-aller, à la léthargie générale et l’aubergiste qui est un homme avisé m’assure qu’ils sont en outre d’intarissables bavards. De leur côté, nos exorcistes ne brillent pas par leur vertu. Ce sont des fainéants assurés de leur bol de riz et qui n’observent aucune des abstinences qui les rendraient vraiment efficaces. De part et d’autre, le tranchant s’est émoussé. Nous maquignonnons avec nos ombres, nous ergotons avec nos fantômes et la plupart du temps on s’arrange à l’amiable.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 74-75.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
pyrotechniques

Il est d’ailleurs très bien ce bus, pour autant qu’on ne se laisse pas prendre à la somnolence affectée des tire-laine professionnels qui sont de tous les trajets. Tandis que les rivages célébrés par Thomas Cook vous absorbent, votre montre s’évanouit, votre portefeuille se volatilise, le contenu de votre gousset se transforme en fumée et parfois soi-même on s’envole car depuis quelques semaines ces jouets explosifs font fureur. Les bonzes les dissimulent dans leur robe jaune à grands plis, les déposent à l’hypocrite dans le filet à bagages et descendent à l’arrêt suivant, l’air confit en méditations, juste avant l’apothéose.

Lorsqu’on arrive avec le bus suivant sur le lieu d’une de ces fêtes pyrotechniques, il faut voir alors les valises aux tons d’ice-cream et les parapluies à bec semés à la ronde, parfois même accrochés aux palmiers, les grands peignes à chignon soufflés bien loin des têtes qui n’en auront plus l’usage, et les blessés en sarong carmin, violet, cinabre, merveilleuses couleurs pour descente de croix, alignés au bord de la route étincelante de verre pilé où deux flics les comptent et les recomptent en roulant des prunelles. Au milieu de la chaussée, une paire de lunettes rondes à monture de fer est cabrée, les branches en l’air, l’air mécontent, grand insecte irascible et fragile à la recherche d’un nez envolé le Diable sait où.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 50-51.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
trancher

Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.

Cécile Carret, 4 mars 2010
désir

Le désir, un bien grand mot, c’est l’envie qui manque.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 24.

David Farreny, 27 juin 2010
possibilité

Il n’y a pas plus de droit à l’amour que de droit au bonheur. À peine a-t-on un droit à la recherche ou à l’attente de l’amour. Parce que l’amour n’est pas une conséquence inévitable de notre nature, seulement une possibilité, on peut concevoir des vies sans amour ou destituées de l’amour. On rencontre de telles vies, de tels personnages, dont le maintien et le débit de parole suggèrent que l’amour n’est pas venu leur donner la grâce des gestes et de la pensée. On peut devenir tel ou le rester. On dirait qu’une partie de leur corps et de leur âme est restée brute, ne connaissant des relations entre humains, par lesquelles les comportements se polissent et s’adoucissent, que l’affrontement, l’agression, ou le maintien à distance.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 18.

Cécile Carret, 13 mars 2011
pipi

L’auteur de ces lignes participant de toutes ses forces à la surproduction actuelle est sans doute mal placé pour s’en offusquer (ou voudrait-il se débarrasser d’encombrants rivaux ?), mais six cent romans publiés en septembre et octobre, voilà qui paraît légèrement excessif au regard de la soif de lecture de nos contemporains. C’est renverser l’océan sur un buvard puis faire encore pipi derrière.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 36.

Cécile Carret, 4 fév. 2014

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