littérature

La littérature c’était quelqu’un.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 123.

David Farreny, 1er janv. 2006
fragment

Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
otage

La querelle entre l’arbre et l’eau ne les empêche pas de conspirer ensemble à notre détriment. Celle-ci ne cherche qu’à investir la place qu’on occupe. Elle dénature ce qu’on lui confie, nous transperce du froid qui est le sien et s’applique à nous rendre aussi méconnaissables que les biens qu’on lui arrache. Les bois procèdent au rebours mais tendent au même résultat. Ils ne s’efforcent pas de nous rentrer dedans. Ils cherchent à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir. L’eau enlace, triture, absorbe ; le bois pique et fouaille, repousse, harasse. La résistance innombrable des perches prolonge, en surface, celle, sourde, cachée, des pentes rocheuses. Ils sont un obstacle sur l’obstacle, un comble lorsque, prenant pied sur le sommet, on découvre qu’on n’est pas plus avancé que l’instant d’avant, mais, toujours, la victime des branches, l’otage des fourrés.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 34.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
rêveur

Le rêveur est de ceux-là, à l’évidence. Il a du mal à se faire accepter, et il faut bien reconnaître qu’il n’y met pas du sien. Sa socialisation est chaotique, douloureuse. S’étant trop attardé dans sa tour d’ivoire, il a manqué beaucoup d’épisodes, et se retrouve éternellement en porte à faux. Son en dedans, il le connaît comme sa poche, mais son en dehors, il peine à l’ajuster à celui des autres. Ses lubies et ses élucubrations embarrassent tout le monde ; il tient des propos d’une grandiloquence déplacée. Le plaisir particulier qu’il prend au simple fait d’être en vie – même s’il donne parfois une impression illusoire de neurasthénie –, l’émerveillement inépuisable que lui procure sa propre capacité à respirer, à aimer, à s’émouvoir, à penser, à créer, et même à souffrir, peuvent facilement le rendre d’une fatuité exténuante, voire d’un effarant égocentrisme, qui peuvent finir par taper sur le système des mieux disposés. Les autres, grâce à lui, se rengorgent, confortés dans leur propre sentiment de sagesse, de rectitude et de conformité. Ils pensent être comme il faut, « dans la vie ». Les imbéciles. Ils ignorent qu’ils avancent à tâtons, que ceux qu’ils croient judicieux de suivre sont aussi perdus qu’eux ; et que le rêveur, lui, comme autrefois la pythie de Delphes, sait.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 23.

Cécile Carret, 1er mai 2012
saisir

Nous aimions aussi créer des images, que nous nommions des modèles. C’étaient trois ou quatre phrases écrites sur un feuillet en un mètre bref. Il s’agissait de saisir en chacune d’elles un fragment de la mosaïque du monde, tout comme on sertit des pierres en un métal. Pour ces modèles aussi nous étions partis des plantes et nous revenions sans cesse à elles. C’est ainsi que nous décrivions les choses et leurs métamorphoses, du grain de sable à la falaise de marbre, et de la fugace seconde à la vaste année. Le soir venu, nous réunissions ces feuillets, et quand nous les avions lus, nous les brûlions dans la cheminée.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 32.

Cécile Carret, 27 août 2013
système

Le Français est capricieux ou fanatique, il juge par lubie ou par système ; cependant le système même prend chez lui les apparences d’une lubie.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 920.

David Farreny, 1er mars 2024
préférence

En montrant les conditions sociales d’une préférence, le relativiste s’imagine avoir résolu le problème de sa valeur.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 34.

David Farreny, 3 mars 2024
soi-même

Pour n’être pas misanthrope, il faut se faire de soi-même une idée bien présomptueuse.

Éric Chevillard, « jeudi 15 février 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
toujours

Rien moins qu’un folklore, le cafard s’éprouve comme un sentiment de dépaysement dans le temps, tantôt pénible tantôt voluptueux, comme peut l’être le boitement des sensations à la suite d’un décalage horaire. Il ne touche qu’un petit nombre d’individus qui, par-delà les époques et leurs différences nationales, forment une confrérie secrète de la déréliction. Ils se reconnaissent entre eux à une façon commune de sentir le monde, les êtres et, aussi, d’en parler. Comme ces exilés qui, même après de longues années passées dans leur pays d’accueil, conservent les habitudes de leur patrie d’origine et l’accent de leur langue maternelle, les cafardeux, en proie à la nostalgie d’un temps où ils n’existaient pas, affichent un air de paradoxale étrangeté. Car, à juger le regard avec lequel ils balayent ou scrutent le monde, entre blasement et étonnement, ils ne donnent pas l’impression de débarquer, mais, au contraire, de se trouver là depuis toujours.

Frédéric Schiffter, « Patriotisme des cafés », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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