Sud

Je sais bien qu’il existe des îles, loin vers le Sud, et de grandes passions cosmopolites.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 52.

Guillaume Colnot, 24 mai 2002
dilection

Dieu du Ciel ! quelle chose singulière que notre chair désire ainsi la chair, simplement parce que ce n’est pas la nôtre, et qu’elle appartient à une âme étrangère ! Comme c’est étrange, et lorsqu’on y regarde de plus près, comme c’est au fond peu de chose, en sa timide dilection ! On pourrait dire : si elle ne veut rien de plus, qu’on le lui accorde au nom de Dieu ! Qu’est-ce que je demande donc, Castorp ? Est-ce que je veux l’assassiner ? Est-ce que je veux verser son sang ? Je ne veux que la caresser ! Castorp, mon cher Castorp, excusez-moi de gémir ainsi, mais ne pourrait-elle pas se donner à moi ?

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 705.

David Farreny, 16 juin 2007
années

Je suis monté là-haut en suivant le Val di Nos ; j’ai traversé les monts Zebio et Colombara, les Granari di Bosco Secco, le mont Palo ; j’ai laissé sur la gauche les monts Forno et Chiesa ; en prenant par les Campi Luzzi, j’ai atteint la Cima delle Saette. C’est un chemin que je connais depuis l’enfance et que j’emprunte quand je vais à la chasse ; mais, aujourd’hui, ce n’est pas pour les coqs de bruyère ou pour les perdrix blanches que je suis monté là-haut : c’est pour ces débris de pipes, ces bouteilles cassées, ces éclats d’os : pour rester un peu avec eux, et essayer de comprendre le problème que je me pose depuis des années : pourquoi la guerre ?

Mario Rigoni Stern, Requiem pour un alpiniste, La Fosse aux Ours, p. 34.

Cécile Carret, 22 janv. 2008
tourbe

C’est sur un fond incertain, fallacieux, comme la tourbe au creux des combes, que s’avance la réalité quand, d’aventure, elle consent à se manifester et l’on tremble qu’elle ne nous quitte. On ne connaît pas vraiment la paix.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 46.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
sorte

Je te parle et tu ne m’entends pas. Tu penses à moi, précise, et je ne sais rien. L’opacité est énorme toujours et ces gestes liés pour d’autres et fanés. Tu connais la pierre de mélancolie de Dürer. J’y vois tes traits pensifs quand tout devient transparence, des heures entières la nuit à fouiller les espaces jusqu’à ce qu’une sorte de toi me creuse.

Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (18 décembre 1972) », Il faut partir, Fayard, p. 290.

David Farreny, 21 août 2008
adhérence

J’aurais voulu de la compassion, de cette sorte que j’éprouve moi-même devant certains regards, par exemple, celui des vieillards trop faibles physiquement pour voir le monde au-delà de leur environnement domestique, des enfants à qui l’on cache certaines clefs de ce monde, des animaux qui s’orientent, le museau au ras du sol, et qui tous sont dans l’impossibilité de percevoir le sens d’une souffrance qui les accable. Leur être même se confond avec cette souffrance et les regards arrêtés qu’ils lèvent vers les hommes et les femmes avertis et responsables disent leur adhérence au malheur. Je crois sincèrement avoir eu cette crédulité quand je souffrais moi-même sans pouvoir donner d’autre explication que celles que la langue transporte sans plus aller puiser dans le tréfonds des sentiments personnels.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, pp. 181-182.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
plaie

La lenteur est restée là cependant, la lente et terrible vie. Ils sont là, derrière les tilleuls tout au fond des cours, ceux qui sont partis chercher du grain et sont revenus sans paille. On ne les voit pas, ils se cachent de père en fils dans des blouses de pharmaciens, ils colligent des dossiers, des actes timbrés, la poussière les tient. Ils sont là, derrière les grappes de glycines, les poètes qui ne sont pas devenus poètes, les lions qui sont devenus chiens, les amoureuses qui ont vainement brûlé jusqu’à la vieillesse, et dont toutes les supériorités ont fait plaie dans l’âme au fur et à mesure que le froid de la province les saisissait, les gelait, doucement les broyait là — et leur laissait le temps, tout le temps d’y penser.

Pierre Michon, « Le temps est un grand maigre », Trois auteurs, Verdier, pp. 24-25.

Élisabeth Mazeron, 1er juil. 2010
courir

Dans les rues, cette manie de courir, importée d’Amérique. Pour rester en forme, prétend-on. Mais il n’y a que les enfants qui courent naturellement. Ou les voleurs que l’on poursuit. Un adulte qui court, court après son enfance, ou, pire encore, se sent poursuivi par elle.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 97.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
île

Seul comme Franz Kafka ? Seul comme Philippe Muray ?

Seul comme ? Seul comme ce qui n’a pas de comme.

Sens du soupir de Kafka…

J’ai été seul, et ma solitude je vous l’ai rendue inoubliable.

Solitude la plus basse, la plus noire, la moins romantique, pittoresque, littéraire qui soit. Solitude sexuelle. Tous les sexes ensemble d’un côté et moi de l’autre côté. Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun.

Même sur une île déserte, j’aurais toute l’île déserte contre moi.

Philippe Muray, « 6 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 243.

David Farreny, 27 mai 2015

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