Le foie gras. On l’étale
sur des toasts. Délicat, onctueux
Le clavecin de toutes les cirrhoses
La sainte vierge en culotte de velours
Alain Malherbe, Diwan du piéton, Le Dé bleu.
Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 320.
Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.
Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.
C’est de la mise en vedette de ses ennemis qu’Homo festivus tire la plus belle part de son pouvoir, et la plus durable. En festivosphère, c’est-à-dire dans cet Empire qui a perdu son Autre, son opposé, ses opposants, ses antagonistes, ses contradicteurs, et où même les vieilles notions de distance, d’écart, d’éloignement n’ont plus guère de signification, les discordances doivent être recréées comme le reste. Elles doivent être reconstruites de toutes pièces, puis conservées précieusement à titre de dangers protégés, parce que cet Empire a besoin de repoussoirs pour qu’on l’apprécie à sa juste valeur ; et de marges assez sordides pour dissuader quiconque d’avoir la tentation de le critiquer de l’extérieur : seule la critique interne, solidaire du « système », lui paraît encourageable.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 114-115.
Mais si les mots paraissent vivre lorsqu’on projette le film sémantique ou morphologique, ils ne vont pas jusqu’à constituer des phrases ; ils ne sont que les traces du passage des phrases, comme les routes ne sont que les traces du passage des pèlerins ou des caravanes.
Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 573.
Je ne peux plus supporter l’humanité. Je ne peux plus supporter l’humanité ! C’est embêtant, parce qu’il y en a vraiment beaucoup.
Renaud Camus, « lundi 20 août 2007 », Une chance pour le temps. Journal 2007, Fayard, p. 318.
Un mot est pris en croix entre la chaîne sonore dans laquelle il est engagé (phrase) et sa verticalité de sens multiples possibles. L’esprit va très vite, face à un énoncé pour connecter l’épais de chaque mot et le signifié approprié afin qu’au bout la chaîne fasse sens, globalement : phrase ou suite de phrases, texte.
Si la poésie semble parfois déroutante, c’est qu’elle fait souvent dérailler la chaîne « simple » du langage quotidien. Elle peut le faire de façon provocatrice, frontale, ou de façon plus « rusée » (James). J’aime mieux cette seconde manière, qui ne violente pas mais invite le lecteur à une circulation dans le poème, sans lui interdire la ligne droite, s’il la préfère. À lui de construire son trajet, chemin ou dédale.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 75.
Un matin, en entrant en classe, nous sommes quelques-uns à découvrir que nos encriers de porcelaine blanche sont brisés autour du petit champignon violet de l’encre gelée.
Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 20.
J’ai perdu l’inspiration en me taisant et Phébus ne me regarde plus.
Ainsi en fut-il des Amycléens : ils se taisaient et leur silence les perdit.
Anonyme latin, La veillée de Vénus.
Nos poumons et nos bronches se mettent au repos – pompes sans cesse activées pour lutter contre l’asphyxie qui à chaque instant nous menace : inspiration, expiration, celle-ci suivie de funérailles. L’œuvre de Dino Egger eût brisé cet engrenage fatal, apaisé notre halètement. Nous recouvrons le calme propice aux pensées délicates, aux amples conceptions, aux affections durables. Notre cœur cependant bat toujours : c’est l’émotion.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.
La caractéristique décisive de ce monde est sa caducité. En ce sens, les siècles n’ont pas d’avantage sur l’instant présent. La continuité de cette caducité ne peut donc fournir aucune consolation, le fait qu’une vie nouvelle fleurit sur les ruines prouve moins la ténacité de la vie que celle de la mort. Si je veux lutter contre ce monde, il me faut donc l’attaquer dans sa caractéristique décisive, c’est-à-dire dans sa caducité.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 477.
Pour ceux qui sont restés, évidemment, la rentrée est moins spectaculaire. Moins spectaculaire que le retour d’Afrique des hirondelles au ventre blanc est la lente rétraction sous l’écaille d’une tête de tortue et de ses quatre pattes torves. Mais enfin, même dans le cas de celle-ci, comme on le voit, il est toujours possible de réintégrer davantage son chez-soi (la chambre du fond).
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 31.
Autant que la gravité, elle avait en grippe l’insistance et la bêtise. Au lendemain d’une soirée de théâtre, alors qu’elle venait d’étriller devant son fidèle auditoire l’auteur dont, la veille, elle avait vu la pièce, un fâcheux s’obstina longuement à la contredire et crut bon de lui faire remarquer que ce soir-là, justement, le public s’était montré enthousiaste. « Eh bien, Monsieur, lui dit-elle, si le public a aimé, il est bien le seul ! »
Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.