prétexte

La flottaison colossale du massif cristallin a froissé les lisières de la plaine. Des grands cataclysmes des temps géologiques, il est resté la houle figée, profonde, où nous nous sommes découverts naufragés. Si l’intuition de l’espace est inséparable de l’ancrage corporel, alors il était inévitable que nous ayons perçu le monde, la réalité, dans le détail et dans les grandes masses, comme opposition, contrariété. La terre, sur cent kilomètres de profondeur, est oblique, renfrognée. On est continuellement à gravir ou à dévaler des pentes. On ne voit jamais loin. Toujours quelque versant, le même, dirait-on, revient barrer la perspective. Un démiurge bâcleur a déversé en tas les matériaux — les pierres, les arbres, les animaux — puis délaissé le chantier, sous un prétexte. Il n’est toujours pas rentré.

Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 9.

David Farreny, 6 août 2003
indifférence

Mais qu’est-ce que cette sagesse, sinon l’usure de nos sentiments, et le refroidissement de notre ferveur ? La présence en nous d’une plus grande quantité de la sottise du monde (nous en absorbons un peu plus chaque année, sans doute) et l’acquisition de ce fonds d’indifférence, qui n’est qu’un fonds d’imbécillité ?

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 103.

David Farreny, 24 avr. 2007
canines

Ô rictus faussement souriants, ô mon amour déçu. Car j’aime, et lorsque je vois en son landau un bébé aimablement m’offrir son sourire édenté, angélique sourire tout en gencives, ô mon chéri, cette tentation de prendre sa mignonne main, de me pencher sur cette main neuve et tendrement la baiser, plusieurs fois la baiser, plusieurs fois la presser contre mes yeux, car il m’émeut et je l’aime, mais aussitôt cette hantise qu’il ne sera pas toujours un doux bébé inoffensif, et qu’en lui dangereusement veille et déjà se prépare un adulte à canines, un velu antisémite, un haïsseur qui ne me sourira plus. Ô pauvres rictus juifs, ô las et résignés haussements d’épaules, petites morts de nos âmes.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 10.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
traverses

Des bonnes heures, des joies, nulle trace, en revanche. Elles se sont évanouies avec l’instant qu’elles ont duré. La mémoire est celle des revers et des traverses, des plaies, des larmes, des épreuves où l’on a failli être détruit, se perdre sans retour. Si je dure encore, quel chaudron de sorcière finira par devenir ma cervelle, quelle peine j’aurai à subir le sabbat des démons qui m’escortent et auxquels vont se joindre ceux de demain !

Pierre Bergounioux, « mercredi 10 février 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 669.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
réalité

On vise la réalité, et puis finalement on tire n’importe où.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 65.

David Farreny, 5 juil. 2009
nuance

Fait et défait les scénarios de la vie future. Quelle nuance y a-t-il entre la patience et la réussite ?

Gérard Pesson, « mercredi 20 octobre 1993 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 118.

David Farreny, 22 mars 2010
bâillante

Dieu sait quel désir avait à ce point levé la terre et les arbres sur la terre et le ciel parfait au-dessus des arbres. L’homme qui croyait savoir, d’expérience et de réflexion, l’essentiel de la vie, n’en revenait pas de la densité de joie qui fixait le temps aux marges infimes de l’éternité. De hautes fleurs bleues balançaient leurs clochettes. Il aurait fallu respirer sans bouger et que, dans les veines, le sang courût sans mouvements. Alors peut-être, proie toute pure de sa ferveur, l’homme eût-il atteint ce qu’il était venu chercher : un souvenir aboli, un mot oublié, un désir inconnu — la vérité dont son être était le fruit égaré, la plénitude de ce qui n’avait guère été jusqu’à présent, chez lui, que le vide, le creux, la vallée bâillante et sans foi.

Claude Louis-Combet, « La tombe à son plus haut point », Rapt et ravissement, Deyrolle, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 29 mars 2010
satisfaction

J’ai étendu aux insectes, qui mènent une vie mystérieuse et braillante, sous l’écorce, la nuit, l’attention passionnée, atavique, sans doute, que m’inspiraient les hôtes écailleux de l’humide élément. Telle serait ma contribution affirmative au pays natal. Elle en garde le pli. Ce qu’il contenait d’attirant n’était accessible qu’après une épisode déplaisant, plein de dégoût. Ce que j’obtenais n’était jamais exempt de l’hostilité foncière, du refus auxquels se heurtaient les aspirations les plus humbles, comprendre un peu, posséder quelque chose de beau ou de bon, connaître quelque satisfaction.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, pp. 92-93.

Élisabeth Mazeron, 31 mai 2010
mouvant

Un nuage de grandes mouettes nous accompagne et fait au-dessus des mâtures un ciel mouvant et vertigineux qui chavire dans tous les sens.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 49.

Cécile Carret, 18 juin 2012
noir

Étaient-ce les champignons séchés dont il mordait encore un morceau ou non : toujours est-il, il eut pendant la nuit deux rêves qui se déroulèrent sans lui, par-delà sa personne. Dans l’un, des successions de salles souterraines bordaient la petite cave de la maison, une salle donnant sur l’autre, somptueusement arrangées, solennellement éclairées, et toutes vides, comme en attente, prêtes pour un événement merveilleux, peut-être terrible aussi, et cela non depuis peu mais depuis des temps immémoriaux.

Dans le second rêve, il n’y avait plus, tout à coup, les haies des propriétés voisines, arrachées de force ou tout simplement disparues, on voyait les jardins des uns et des autres et les terrasses, et pas seulement le dessus mais jusqu’au moindre recoin à l’intérieur des maisons, soudain mises à nu, de même un voisin voyait l’autre, aux premiers instants à son extrême honte, à sa réciproque opprobre et puis peu à peu avec une sorte de soulagement, oui presque de joie. (À remarquer que toutes ces maisons dépourvues de haies se révélèrent être montées sur pilotis, chacune avec une barque amarrée en bas.)

Après cela, était-ce encore un rêve ? du noir, et puis plus rien que ce noir, rien ne se déroulait, il n’y avait pas de film, mais la fin du film, la fin même de tout « suis », « es », « est », « sommes » et « êtes ». Un noir qui refoulait tellement toute étendue que cela tira le pharmacien de son sommeil, à l’instant — mais ne s’atténua pas, resta.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, pp. 54-55.

David Farreny, 19 fév. 2014
exemple

Prenons par exemple, assise dans une cellule vide et cubique d’apparence carcérale, une jeune femme nommée Céleste Oppenheim.

Jean Echenoz, « Nitrox », Caprice de la reine, Minuit, p. 87.

Cécile Carret, 26 avr. 2014

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