pléonasme

« Le cadrage est une question de morale », ressasse-t-on après Godard. La morale est une question de cadrage, pourrait-on soutenir aussi bien. Et l’esthétique de même, car dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours de l’imposition d’une forme — d’où la valeur symbolique inépuisable de la fenêtre (et la répugnance ancestrale pour la fenêtre en largeur, ou seulement élargie, la fenêtre-bandeau, ce méchant pléonasme imposé au paysage, et contraire, probablement, à toute la conception spirituelle du regard).

Renaud Camus, Le département du Gers, P.O.L., p. 58.

David Farreny, 22 mars 2002
raison

L’absence de société des lettrés allemands, leur vie retirée et inlassablement studieuse, leur vie de cabinet, ne rendent pas seulement leurs opinions et leurs pensées indépendantes des hommes (ou des opinions d’autrui), mais des choses mêmes. C’est ainsi que leurs théories, leurs systèmes, leurs philosophies (à quelque genre qu’ils appartiennent : politique, littéraire, métaphysique, moral et même physique) sont pour la plupart des poèmes de la raison.

Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.

David Farreny, 23 mars 2002
vérifier

On rentre par Bassoues, par Montesquiou, Barran. Qu’importe qu’on ne voie plus très bien les créneaux sur les tours, et les torsions de la flèche, sur le clocher ? On connaît déjà ces petites villes obscures, et les hautes pierres dont elles sont fières. Il ne s’agit que de les vérifier dans la nuit, et de s’en réjouir encore obscurément.

Renaud Camus, « dimanche 3 janvier 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 12.

David Farreny, 1er août 2002
rien

Le chef ne fait que dire le chantier. Rien d’autre.

Si on l’écoute : où est le monde ? qu’est-ce qu’on fait ?

Comment savoir ?

On parle de rien ici.

C’est comme ça tous les jours.

Thierry Metz, Le journal d’un manœuvre, Gallimard, p. 42.

David Farreny, 5 sept. 2004
admirables

Mucilage enchâssé dans une caverne osseuse, une fois privé de l’être, l’œil est destiné à pourrir quelque jour dans la tombe, à se dissoudre de nouveau en boue liquide ; mais aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre.

Thomas Mann, Les confessions du chevalier d’industrie Félix Krüll, Fayard.

David Farreny, 2 juin 2005
index

Swann aurait eu plaisir, sans doute, à s’asseoir un moment sur ce rocher qui n’est, en lui-même, qu’un émoi de gros cailloux sans conséquence. La vue embrasse, de là, un haut plateau en cirque sur la rive gauche de la Cure. Près du village du Vieux-Dun se trouvait, d’après Chemin faisant, un oppidum. Lacarrière relate qu’il a cherché en vain, dans ce village « si peu gaulois », un café, mais qu’en pénétrant, un peu plus au sud, dans le hameau de Mézauguichard, il y découvrit une « buvette » (ce mot lui plaît), La Petite Halte. Il ne trouva, à l’intérieur, que trois ou quatre vieillards qui parlaient de la mort. Chemin faisant n’a pas encore, sans doute, le statut de classique littéraire et pourtant j’ai eu un plaisir étrange à découvrir cette buvette perdue, parce qu’un livre en parlait. Je lis la France. Le monde est un index fautif à la bibliothèque universelle, un instrument cafouilleur de vérification chipoteuse.

Renaud Camus, « jeudi 24 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 63.

David Farreny, 30 juil. 2005
proclamer

Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.

David Farreny, 13 oct. 2006
macération

Exténuée, au bout de la table, la force demandait réparation, en silence, comme une évidence. Il mangeait sans un mot, telle une mécanique. Je sentais dans ma propre chair, sa fatigue, son épuisement, sa carcasse fourbue. Parfois, me découvrant tétanisé, blessé, j’imaginai pouvoir prendre en charge un peu de sa douleur et de sa peine. C’est à cette époque que j’ai mesuré l’impossible communication entre les chairs. Dans les meilleurs hypothèses, seules les âmes s’effleurent, car le solipsisme est la règle. On n’a jamais supprimé un gramme de souffrance à qui que ce soit en se couvrant de douleur : avec ce mauvais calcul, on ne parvient qu’à la macération, à l’ajout de négatif au négatif.

Michel Onfray, « Le désir d’être un volcan », Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 145.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
nombre

Il leur a donc fallu une heure pour traverser le petit pré. Les voici, leur sang jeune a tenu bon, leurs corps excités et déjà épuisés, mais tendus par leurs plus profondes réserves vitales, ne s’inquiètent ni du sommeil ni de la nourriture dont on les a privés. Leurs visages mouillés, éclaboussés de boue, encadrés par la jugulaire, brûlent sous les casques tendus de gris et qui ont glissé en arrière. Ils sont enflammés par l’effort et la vue des pertes qu’ils ont éprouvées en traversant la forêt marécageuse. Car l’ennemi, averti de leur approche, a dirigé un feu de barrage de shrapnells et d’obus à gros calibre sur leur route, un feu qui a déjà éclaté dans leurs groupes en pleine forêt et qui fouette en piaillant, en éclaboussant et flamboyant, le vaste champ raviné.

Il faut qu’ils passent, les trois mille garçons enfiévrés venus en renfort, il faut qu’ils décident, par leurs baïonnettes, de l’issue de cet assaut contre les tranchées et les villages en flammes, derrière la ligne de collines, et qu’ils poussent l’attaque jusqu’à un point fixé par l’ordre que leur chef porte dans sa poche. Ils sont trois mille, pour qu’ils soient encore deux mille lorsqu’ils déboucheront devant les collines et les villages ; tel est le sens de leur nombre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 815-816.

David Farreny, 16 juin 2007
justifié

Très bonne journée, grâce à une exposition magnifique. Connaissez-vous Paul Klee, le peintre mi-allemand mi-suisse mort en 1940 ? Son œuvre poétique, séduisante au possible, connue partiellement, déjà m’enchantait, mais peu de ses tableaux émergeaient, les Allemands l’ayant interdit comme décadent. Aujourd’hui on en exposait plus d’une centaine : l’ensemble d’une vie, la totalité d’un homme, une peinture riche de fantaisie, abstraite parfois, en tout cas très irréaliste. Eh bien quand à la sortie, on contemple la nuit réelle, on a un choc : oui, c’est bien ça. La même beauté, le même humour, la même tristesse et la même joie éclatent dans les lumières rouges ou vertes de la nuit réelle que dans l’irréalisme des toiles aux merveilleuses couleurs. Je me sens bien ce soir. N’est-ce pas un critère valable pour juger la littérature ou l’art, ce pouvoir qu’ils détiennent de vous faire vous sentir profondément justifié ? Vos livres possèdent cette qualité précieuse et c’est ce qu’on demande à un homme ou à une femme également, n’est-ce pas ? D’inspirer ce simple sentiment : ça vaut la peine que le monde existe si des événements pareils y surviennent : ce tableau, ce livre, cet amour, ce sourire.

Simone de Beauvoir, « samedi 28 février 1948 », Lettres à Nelson Algren, Gallimard, pp. 272-273.

Élisabeth Mazeron, 26 août 2009
inversé

D’abord, la paix souveraine répandue sur les rives, la contemplation jamais lasse des jeux de lumière et des anamorphoses que l’eau compose inépuisablement, la stupeur bienheureuse qu’elle provoquait, à la fin. Chaque fois, lorsque venait le soir, je me suis demandé pourquoi rentrer. Il me semblait avoir cessé d’exister. J’étais lavé de l’existence plus ou moins distincte qui, partout ailleurs, m’incombait, de la fatigue, de l’ennui de la soutenir, du dépit d’y trouver à redire et de n’en pouvoir mais. Je suppose que les hommes qui se sont tenus près de moi, au droit de leur reflet inversé, demandaient eux aussi à la rivière d’emporter ce que la leur avait de contraint et d’amer, d’inexpliqué. À ce moment-là, ils étaient autres, sans l’acrimonie, les aspérités qui ont compliqué la mienne.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 11.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
bureaux

Eh bien ! Barnabé n’a pas ce costume, ce n’est pas seulement humiliant, avilissant, ce qui serait encore supportable, mais, surtout aux heures pénibles — et nous en avons quelquefois, souvent même, Barnabé et moi — cela donne à douter de tout. Est-ce bien du service comtal ce que fait Barnabé, nous demandons-nous alors ; certes il entre dans les bureaux, mais les bureaux sont-ils le vrai Château ? Et même si certains bureaux font bien partie du Château, est-ce que ce sont ceux où il a le droit de pénétrer ? Il va dans des bureaux, mais dans une seule partie de l’ensemble des barreaux, après ceux-là il y a une barrière, et derrière cette barrière encore d’autres bureaux. On ne lui interdit pas précisément d’aller plus loin, mais comment irait-il plus loin, une fois qu’il a trouvé ses supérieurs, qu’ils ont liquidé ses affaires et qu’ils l’ont renvoyé ? Et puis on est observé constamment là-bas, on se le figure tout au moins. Et, même s’il allait plus loin, à quoi cela servirait-il s’il n’a pas de travail officiel, s’il se présente comme un intrus ? Il ne faut pas te représenter cette barrière comme une limite précise, Barnabé y insiste toujours. Il y a aussi des barrières dans les bureaux où il va, il existe donc des barrières qu’il passe, et elles n’ont pas l’air différentes de celles qu’il n’a pas encore passées, et c’est pourquoi on ne peut pas affirmer non plus a priori que les bureaux qui se trouvent derrière ces dernières barrières soient essentiellement différents de ceux où Barnabé a déjà pénétré. Ce n’est qu’aux heures pénibles dont je te parlais qu’on le croit. Et alors le doute va plus loin, on ne peut plus s’en défendre. Barnabé parle avec des fonctionnaires, Barnabé reçoit des messages à transmettre, mais de quels fonctionnaires, de quels messages s’agit-il ? Maintenant il est, comme il dit, affecté au service de Klamm et reçoit ses missions de Klamm personnellement. C’est énorme, bien des grands domestiques ne parviennent pas si loin, c’est même presque trop, c’est ce qu’il y a d’angoissant. Imagine : être affecté directement au service de Klamm ! Lui parler face à face ! Mais en est-il ainsi ? Oui il en est ainsi, il en est bien ainsi, mais pourquoi Barnabé doute-t-il donc que le fonctionnaire qu’on appelle Klamm dans ce bureau soit vraiment Klamm ?

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 669-670.

David Farreny, 24 oct. 2011

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