Möbius

En tout cela, les êtres de notre temps ne font que voyager sur une interminable bande de Möbius libertaire-répressive, dépourvue d’envers et d’endroit, et dont ils ne voient pas qu’ils arpentent la totalité tortueuse sans jamais changer de face.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 509.

David Farreny, 22 mars 2002
désavouée

À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.

David Farreny, 15 nov. 2002
couches

j’ai beaucoup été couchée,

dans des couches de jour et de sommeil différents.

Sabine Macher, Un temps à se jeter, Maeght, p. 38.

David Farreny, 3 mars 2008
habiller

Quand tu achetais des vêtements, tu avais l’habitude d’hésiter. Ta garde-robe était déjà fournie, et comme elle ne se composait que d’habits sobres et simples, elle ne se démodait pas. Acheter de nouveaux vêtements n’aurait été nécessaire que si les anciens avaient été usés. Ce n’était pas l’économie qui guidait tes choix, mais ta manie d’accumuler des vêtements presque identiques. Tu choisissais, dans les magasins, une version améliorée de ce que tu possédais déjà, pour constituer la panoplie parfaite, l’uniforme universel qui te débarrasserait du devoir quotidien de choisir comment t’habiller. Bien que tu saches que cet uniforme n’existait pas, tu continuais ta quête.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 104.

Cécile Carret, 22 mars 2008
repentir

Pourquoi se corriger, se repentir ? La nature s’en charge.

Paul Morand, « 25 juin 1970 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 408.

David Farreny, 25 mai 2009
dictionnaire

Michael Johnson, à peine fut-il devenu père de famille, semble avoir perdu son talent pour les affaires, et très vite s’ouvre cette grande et pénible tradition familiale des ennuis d’argent, et même de la grande pauvreté, qui accableront pendant des décennies le fils aussi bien que le père. Même le Grand dictionnaire de la langue anglaise, le plus sûr titre de Johnson, avec son édition de Shakespeare et la Vie de Johnson, au souvenir de la postérité, est une œuvre de commande entreprise dans l’espoir d’arriver enfin, grâce à elle, à joindre les deux bouts pour souffler un peu. S’il veut définir fastidieux, Johnson donne comme exemple, dans son dictionnaire :

« Il est fastidieux d’écrire des dictionnaires. »

Renaud Camus, « Breadmarket Street, à Lichfield, Staffordshire. Samuel Johnson », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, p. 275.

David Farreny, 5 juin 2010
lambeaux

La solitude m’était déjà nécessaire. Je recherchais la société des arbres car ils n’ont pas besoin de notre assentiment pour être des arbres, ni, nous, de leur donner quelque chose qu’ils nous rendront en lambeaux, tout brûlé.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2010
virgule

Les yeux évoquaient les points de renfoncement d’un fauteuil capitonné : censés être le miroir de l’âme, on n’y lisait rien d’autre qu’un effort pour se frayer un passage jusqu’au monde extérieur. Le nez, virgule de cartilage dans un océan de chair, possédait ses narines comme un trésor précaire : un jour, cette prise de courant serait absorbée par la maçonnerie de la graisse. Il fallait espérer que l’individu pourrait alors respirer par la bouche, qui tiendrait sans doute jusqu’au bout, elle, animée par la force de survie des assassins.

Difficile en effet de regarder ce qui restait de cette bouche sans penser que c’était elle la responsable, que c’était cet orifice infime qui avait livré passage à cette invasion.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, p. 113.

Élisabeth Mazeron, 29 sept. 2010
paralysés

C’est ainsi que vers trois heures, Esti, qui ne cessait de s’occuper de ces obsessions et de surveiller ce qu’il devait faire – feindre tantôt d’être éveillé, tantôt d’être endormi –, essaya d’ouvrir les yeux, essaya de se réveiller, mais n’y parvint pas. Il ne respirait plus. Il y avait quelque chose sur sa bouche. C’était une froide horreur, une serpillière lourde et trempée, cela pesait sur sa bouche, l’aspirait, gonflait de l’intérieur, s’engraissait de lui, se raidissait comme une sangsue, ne voulait pas se détacher de lui. Ne lui permettait plus de respirer.

Il gémit douloureusement, tenta de s’agripper ici ou là, gesticula longtemps. Puis un hurlement bref jaillit de sa gorge. « Non, râla-t-il, non ! »

[…]

Esti, qui ne s’était pas encore remis de l’effroi de ce baiser, et en était si dégoûté qu’il aurait pu vomir tripes et boyaux, contemplait cette scène, haletant.

Il venait d’éprouver le mystère du baiser. Quand les gens sont paralysés par le désespoir ou par le désir, et que la parole ne sert plus à rien, ils ne peuvent communiquer que comme cela, en mêlant leurs souffles. C’est ainsi qu’ils tentent d’accéder l’un à l’autre, aux profondeurs où peut-être ils trouveront un sens et une explication à tout.

Le baiser est un grand mystère. Lui ne le connaissait pas encore. Il ne connaissait que l’amour. Il ne connaissait que les fantasmes. En esprit il était resté vierge, comme la plupart des garçons de dix-huit ans. C’était son premier baiser. Son premier vrai baiser, c’était de cette fille qu’il l’avait reçu.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 61.

Cécile Carret, 26 août 2012
au-delà

Il n’y a que dans les rêves des vivants dont ils furent proches que les morts réellement réapparaissent et peuvent même connaître de nouvelles aventures. Nous dormons pour que vivent les morts. La nuit, ces fantômes s’incarnent dans nos corps. C’est en vérité cela, l’au-delà.

Éric Chevillard, « vendredi 5 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
rêve

Quand un homme rêve seul, c’est un rêve. Quand ils sont plusieurs à rêver le même rêve, c’est un cauchemar.

Philippe Muray, « 26 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 257.

David Farreny, 27 mai 2015
rompt

Pour être lu, un livre se rompt – mais les deux moitiés sont pour toi.

Éric Chevillard, « jeudi 19 mai 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 19 mai 2016
missive

Mais à qui écrire ? Personne en vue. Et pas d’enveloppe, pas de papier à lettres. J’ai quand même expédié ma première missive, je l’ai pliée en petit bateau, j’ai collé le timbre dessus et j’ai écrit : « Au premier qui la ramassera. » Ne restait plus qu’à ouvrir le vasistas et à la jeter, comme dans une boîte aux lettres.

Voilà comment cela s’est passé. Avec mon coauteur, la vodka, nous nous sommes peu à peu pris de passion pour la chose épistolaire.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 6 mai 2024

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