au-delà

Bourrelée de remords, éperdue, en proie à un désespoir pitoyable, Emma l’adultère — qui déjà tend vers un suicide inéluctable — s’efforce maladroitement d’inciter le prêtre à l’aider à trouver une issue au malheur qui l’accable. Mais le prêtre, un homme simple et pas des plus malins, se borne à tirailler sa soutane souillée de taches, à interpeller d’un air éperdu ses acolytes, et à offrir des platitudes très chrétiennes. Sans rien trahir de sa frénésie, Emma reprend sa route, au-delà de tout réconfort de l’homme ou de Dieu.

William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, p. 81.

Guillaume Colnot, 15 mai 2002
Sud

Je sais bien qu’il existe des îles, loin vers le Sud, et de grandes passions cosmopolites.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 52.

Guillaume Colnot, 24 mai 2002
siège

Quoiqu’ils fussent insectes et non hommes, ils jugèrent tout de suite que je ne pouvais rester seul et m’offrirent une chenille à ma taille avec qui je pusse passer la nuit.

Inattendu certes, des chenilles femelles, mais tout était inattendu.

Sa peau était de velours, du plus beau vert bleu, aux îles orangées, mais froides et poilues.

Fasciné, je contemplais la procession ondulante et perverse des chairs dodues, progressant souverainement vers moi, reine et caravane.

Monstrueuse compagnie.

Cependant lorsqu’elle fut proche à me toucher, l’esprit comme de celui qui va à la guillotine, mais corps consentant, gagné, haletant, je m’abandonnai.

Ce fut ensuite une vingtaine de centres musculeux et avides faisant le siège de mon être débordé.

Orage, long orage, cette nuit.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 510.

David Farreny, 30 juin 2002
pulsions

Bien entendu, les différentes cartes ne coïncident pas. Celle de la Pléiade, par exemple, indique deux Pylos, Pylos des Sables, en Triphylie, à peu près à l’emplacement de Loutra Kaïafa où nous nous sommes baignés, et Pylos de Messénie, beaucoup plus au sud, sur le site du Pylos où se trouvent, d’après le Guide bleu, les vestiges du palais de Nestor. Mais l’index ne signale qu’un seul Pylos, « ville de Triphylie, royaume de Nestor ». C’est à devenir fou, de l’espèce de folie où me plonge le Larousse quand ses divers articles se contredisent (parce qu’ils n’ont pas été rédigés par les mêmes rédacteurs, parce que les historiens ne sont pas d’accord, parce que les limites des provinces ont changé, parce que les mêmes noms ne recouvrent pas d’un siècle à l’autre ou d’une décennie à l’autre les mêmes régions, parce que les diverses divisions administratives, départements, provinces, régions, nomes, diocèses, “pays”, comtés, cantons, ne se recoupent pas, parce qu’un correcteur était distrait et surtout, surtout parce que la réalité est trop complexe pour nos pulsions classificatoires, pour nos taxinomies désespérées, pour notre besoin d’ordre, pour notre manque de temps, pour le sommeil qui nous vient et les insomnies qui nous guettent.

[Interruption : courses. W. est à un cocktail au Grand Palais. Nous devons dîner ici. Il y a une soirée chez une fille américaine que je ne connais pas, rue des Saints-Pères.]

Les livres ne coïncident pas avec le monde, et réciproquement. Les livres ne coïncident pas entre eux. Les pages d’un même livre se contredisent. Ce qui reste à expliquer, c’est pourquoi le vertige qui en résulte, ce vacillement, cette perte sont profondément jouissifs.

Renaud Camus, « vendredi 22 octobre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1134-1135.

David Farreny, 17 fév. 2008
chose

Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
image

Lorsque deux chaises sont disposées au milieu du petit salon de Keats, exactement de la même façon qu’en le célèbre tableau de Severn, si souvent reproduit, montrant Keats lisant là, sur une chaise, le coude appuyé sur une autre en face de la baie, une vibration de vérité se produit, qu’aucune notice didactique ne déclenchera jamais […]. Bien sûr, la référence, dans la simple et efficace mise en scène des deux chaises, n’est toujours pas le “réel”, cet éternel déserteur de la pensée comme de la rêverie (mais pas de la douleur, bon). La référence, c’est seulement le tableau de Severn, et Severn n’a jamais vu Keats lisant dans la maison de Hampstead. Cependant il s’est beaucoup renseigné auprès de Brown, qui lui a envoyé des descriptions méticuleuses, presque maniaques : il fallait que la postérité sût bien dans quelle position lisait Keats à Wentworth Place. Et surtout il y a cette phrase insondable de Keats qui nous permet d’entrevoir que la solution c’est le problème lui-même, et que l’essence des choses c’est de nous échapper indéfiniment, comme le sens :

« And there I’d sit and read all day like the picture of somebody reading » (comme l’image de quelqu’un qui lit).

Nous ne faisons jamais qu’imiter quelqu’un qui vivrait (et qui lirait, surtout).

Renaud Camus, « Wentworth Place, à Hampstead, Londres. John Keats », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, pp. 394-395.

David Farreny, 6 juin 2010
cela

Je me tus. Une sauterelle venait de bondir sur une de mes jambes. Les épreuves avaient métamorphosé mon corps. Les maladies nerveuses provoquaient une multiplication de lambeaux de peau parasites. Partout grossissaient sur moi de vastes écailles ligneuses et des excroissances. La sauterelle accrochait à cela ses pattes.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 94.

Cécile Carret, 10 sept. 2010
façon

Elle vit un échalas crasseux à la longue tignasse grise, vêtu d’un simple sac postal ficelé à la ceinture et chaussé de sandales sonores. Elle était seule dans la rue avec lui. Quand elle jetait un œil dans son dos, l’homme détournait le regard, ralentissait et inclinait la tête d’une façon coupable. Ensuite elle reprenait sa marche, et lui de même, faisant claquer ses mauvaises sandales comme s’il venait de les voler à quelqu’un le surpassant de trois pointures. […] Le cochon de lait roula au sol dans son torchon et elle se jeta dessus à plat ventre. L’homme la prit par les cheveux et la redressa.

— Donne-moi ton c’chon. Ton c’chon !

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 38.

Cécile Carret, 9 mars 2012
caducité

La caractéristique décisive de ce monde est sa caducité. En ce sens, les siècles n’ont pas d’avantage sur l’instant présent. La continuité de cette caducité ne peut donc fournir aucune consolation, le fait qu’une vie nouvelle fleurit sur les ruines prouve moins la ténacité de la vie que celle de la mort. Si je veux lutter contre ce monde, il me faut donc l’attaquer dans sa caractéristique décisive, c’est-à-dire dans sa caducité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 477.

David Farreny, 8 nov. 2012
plus

La littérature voulait être plus que ça. Elle voulait se substituer au monde.

Éric Chevillard, « jeudi 19 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 22 sept. 2013

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