poules

Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen. Elles les déterrent.

Henri Michaux, « En marge de Qui je fus », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 132.

David Farreny, 23 mars 2002
viendra

L’avenir viendra d’une longue douleur et d’un long silence.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 38.

David Farreny, 24 mai 2003
apéritif

La pluie a commencé, pluie d’automne, sans sursis, définitive. Il pleut partout, sur Paris, sur la banlieue, sur la province. Il pleut dans les rues et dans les squares, sur les fiacres et sur les passants, sur la Seine qui n’en a pas besoin. Des trains quittent les gares et sifflent ; d’autres les remplacent. Des gens partent, des gens reviennent, des gens naissent et des gens meurent. Le nombre d’âmes restera le même. Et voici l’heure de l’apéritif.

Jean de La Ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert, La Table Ronde, p. 29.

David Farreny, 3 mars 2008
chambre

Le soleil, la chaleur et la lumière, qui réjouissaient ton entourage, t’apparaissaient comme des invitations à sortir, des perturbations de ta solitude, des obligations à la joie. Tu refusais que ton euphorie soit due au climat. Tu voulais en être seul responsable. Si l’on te sollicitait en invoquant le beau temps, tu déclinais l’invitation. Le temps gris, l’hiver, la pluie ou le froid ne te déplaisaient pas. La nature semblait alors s’accorder avec ton humeur. Qu’il fasse mauvais t’évitait la culpabilité de ne pas sortir. Tu pouvais rester chez toi sans qu’apparaisse l’anormalité de ton enfermement. Personne ne venait alors t’interroger sur ton goût pour la chambre.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 76.

Cécile Carret, 22 mars 2008
œuvre

Pur esprit, non tout à fait cependant, mais dédiant aussi toutes les sèves du corps et l’électricité de ses muscles à l’élaboration de sa grande œuvre, sacrifiant ce corps sans regrets, et s’il faut broyer dans le mortier un cartilage d’oreille pour obtenir le liant désiré qui fera de son tableau un épisode marquant de notre histoire, n’hésitant pas à trancher la sienne au plus ras aussi naturellement que s’il saisissait sur la table la brosse ou le tampon.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 34.

Cécile Carret, 27 janv. 2011
spécialiste

Pneumologue, dermatologue, oncologue, urologue, neurologue, rhumatologue, gérontologue, cardiologue, psychologue, victimologue, thanatologue, et sic ad infinitum : chacun s’occupe d’un petit bout du territoire. C’est supposer un royaume sans roi, un empire sans tête, simplement la coexistence de petits duchés autonomes. C’est supposer encore que, d’un individu à un autre, ces monades sont égales, et qu’elles réagissent de manière identique, sans se référer au royaume. […]

Le spécialiste, ou de l’orgueil d’être borné, me souffle L.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 137.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
ordre

Si l’on écarte l’origine mythique de la notion de monde, on s’aperçoit qu’elle procède de la longue habitude des humains d’observer la régularité de quelques phénomènes naturels tels que, par exemple, la rotation des planètes, le cycle des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, la succession de la vie et de la mort, etc. Or non seulement la perception répétée de ces faits imprime en leur imagination la tenace illusion d’un ordre universel, mais elle les détourne de la cruelle perception du hasard qui tantôt unit les conditions pour qu’une chose existe, tantôt les désunit pour qu’elle n’existe plus ou, tantôt encore, ne les réunit pas pour qu’elle n’existe jamais. À cause du hasard, une chose est ou n’est pas. À cause du hasard, le monde est impossible. De vastes systèmes de phénomènes en interaction apparaissent sans doute dans l’univers, mais cela n’engendre ou n’implique ni équilibre ni stabilité. Puis, donc, que le hasard produit et détruit ou, aussi bien, ne produit pas, comment le définir autrement que comme la pire des causes – causarum pessima ? Mais l’hallucination cosmique est si puissante que, dès qu’un événement jugé inhabituel intervient dans l’univers, au lieu de le considérer dans sa normale contingence, les humains s’empressent d’y voir une exception qui confirme une règle ou une loi : une catastrophe, ou un miracle, relève forcément d’un pourquoi – une cause – et d’un pour quoi – une finalité. Quand un Bergson, venant au renfort de cette superstition populaire, déclare que « le désordre n’est qu’un cas particulier de l’ordre », cela témoigne bien de la force avec laquelle s’exprime le refus de constater et d’admettre le contraire : que l’ordre n’est qu’une forme accidentelle et, même, miraculeuse, du désordre. Et quand les humains, en dépit de l’évidence, s’obstinent à nier le caractère aléatoire de la régularité des phénomènes, cela trahit leur impuissance à se délivrer de l’angoisse de vivre dans le chaos. Un cosmos, tel qu’ils l’imaginent, existerait, ils ignoreraient la crainte comme l’espérance et ne s’adonneraient ni à la religion, ni à la métaphysique – ni à la politique –, expressions de leur désir malheureux de monde, ou, dirait Freud, de leur narcissisme brisé sur les épreuves de la réalité.

Frédéric Schiffter, « Le monde comme désir et comme illusion », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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