Disons que ce que l’on appelle poème est précisément une technique linguistique de production d’un type de conscience que le spectacle du monde ne produit pas ordinairement.
Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 196.
Nous avions toujours su qu’il ne s’agirait que d’une bande d’herbe mouillée longeant une route de campagne, et que ce serait à la fin du voyage ce doigt tendu avec obstination vers les graminées fauchées dont la verdeur elle-même nous a fait mal. Déjà, rien ne s’était produit ici, et sans le secours de ce doigt d’un paysan qui nous présentait le tournant, nous ne saurions pas où il est mort. Nous dirions qu’il est mort à l’entrée de Meursac, tout en sachant qu’on ne meurt pas à l’entrée d’un village. On meurt dans la surface précise de sa taille exacte, et ce n’est jamais l’entrée d’un village.
Bernard Lamarche-Vadel, Vétérinaires, Gallimard, p. 80.
À mesure que vous approchez de la vérité, votre solitude augmente. Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui vous renvoient l’écho de vos pas. L’atmosphère est limpide et invariable ; les objets semblent statufiés. Parfois vous vous mettez à pleurer, tant la netteté de la vision est cruelle. Vous aimeriez retourner en arrière, dans les brumes de l’inconnaissance ; mais au fond vous savez qu’il est déjà trop tard.
Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 44.
Elle était bonne et elle croyait en Dieu. Je me rappelle qu’un jour, pour me dire la grandeur de l’Éternel, elle m’expliqua qu’il aimait mêmes les mouches, et chaque mouche en particulier, et elle ajouta J’ai essayé de faire comme Lui pour les mouches, mais je n’ai pas pu, il y en a trop.
Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 16.
Le visqueux est l’agonie de l’eau ; il se donne lui-même comme un phénomène en devenir, il n’a pas la permanence dans le changement de l’eau, mais au contraire il représente comme une coupe opérée dans un changement d’état. Cette instabilité figée du visqueux décourage la possession. L’eau est plus fuyante, mais on peut la posséder dans sa fuite même, en tant que fuyante. Le visqueux fuit d’une fuite épaisse qui ressemble à celle de l’eau comme le vol lourd et à ras de terre de la poule ressemble à celui de l’épervier.
Jean-Paul Sartre, « De la qualité comme révélatrice de l’être », L’être et le néant, Gallimard, p. 669.
Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.
Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,
De ta raison, de tes courbes d’éternité,
De ton profil par le dieu des fuites dicté,
Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,
Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne
Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit
La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.
Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.
Treizième arrondissement, derrière le boulevard de la Gare. Tours neuves des « résidences », enfoncées une à une dans la glaise comme les pieux d’un barrage, grues, fouilles, terrassements qui tranchent par un côté comme un massicot une colline d’une quinzaine de mètres. Tout ce dévalement morne et disgracié de la Butte-aux-Cailles vers la Seine, au-delà du vaste enclos bâti de la Salpêtrière — bizarre fief onomastique de Jeanne d’Arc : rue Lahire, rue Dunois, rue Xaintrailles, rue Richemont, rues de Reims, de Domrémy, de Patay (Gilles de Rais n’a pas la sienne) coupé en son milieu par l’énigmatique rue du Château-des-Rentiers — tout ce quartier bouleversé, éventré, rasé, hérissé de donjons de béton, évoque aujourd’hui São Paulo plus que Lutèce ; quelques fragments de sordides petites rues jamais ramonées débouchent, tranchées net comme les tronçons d’une tuyauterie oxydée, sur les terre-pleins boueux où champignonnent les casques jaunes. Aucun quartier de Paris ne connaît une mutation aussi brutale, aussi massive : c’est ici de la chirurgie lourde de greffe d’organes à côté des implants et des inlets d’une délicate prothèse dentaire.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 2-3.
Le bleu tournoya longtemps
au-dessus des pins sylvestres
le vent négligemment
l’effaça
Les ronciers décochaient des obus siffleurs
qui n’explosaient pas
l’étang brassait
une joaillerie suspecte
Je flattai ce grand chêne
séculaire
je n’évitai aucune ornière
je bêtifiai avec les moutons
je vieillis d’un jour.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 44.
Tous les trésors que nous accumulons dans nos placards, dans nos armoires, dans nos tiroirs, forment ce déchet dont Emmaüs ne voudra pas.
Éric Chevillard, « mardi 11 juin 2019 », L’autofictif. 🔗
L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou du néant, si l’éternité c’est lui.
Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme, quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.
Fernando Pessoa, « 103 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.