Quand on se connaît bien, si on ne se méprise pas totalement, c’est parce qu’on est trop las pour se livrer à des sentiments extrêmes.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 193.
Et les “lecteurs” – ahmondieu. Les “lecteurs” sont ceux qui disent toute leur vie “parapluie” pour une chose à la vue de laquelle un écrivain pense “une canne en jupon” !
Arno Schmidt, « Parasélène & Yeux roses », Histoires, Tristram, p. 158.
Je voulais habiter l’absence. Mais l’absence est un luxe que je ne peux pas m’offrir.
Renaud Camus, « dimanche 24 mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 341.
Quinquagénaire, quel mot lent et pesant, et comme articulé déjà à un déambulateur. Je le réfute. Il ne dit rien de moi. […]
Quinquagénaire ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 78.
Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.
Mais comme il est arrivé aussi, dans les chaleurs du sud, qu’on manque de pierres parmi les sables, on a inventé la brique pour se construire d’abord des temples et des palais, des remparts et des ziggourats, puis tout naturellement des ponts. Le recours à cette brique permettant de nouveaux équilibres et supposant de nouveaux systèmes de construction, on a fini par imaginer l’arc, quelque sept mille années avant Gluck. L’arc est assurément ce qu’on a trouvé de mieux, ce qui allait tout changer, c’était une invention avec laquelle on était loin d’en avoir fini, il y en a quelques-unes comme ça dans le genre de la roue.
Jean Echenoz, « Génie civil », Caprice de la reine, Minuit, p. 59.
Nos semblables ? Et en effet, certains le sont et ne le sont que trop, car après un premier mouvement de rapprochement fraternel, ces similitudes incontestables nous pèsent, nous écœurent, il n’est jamais agréable d’être l’un des termes d’un pléonasme. Mais les autres… leur bouche pleine de dents, leur ventre obscur, leurs gestes incompréhensibles, leurs propos insensés… la profonde et terrifiante énigme de l’altérité…
Éric Chevillard, « mardi 6 mai 2014 », L’autofictif. 🔗
Ira-t-il jusqu’à rogner
sur ses projets ?
Il ne fait plus rien
de peur d’être distrait
de peur de louper la vie
Et ce n’est qu’acculé par les heures
se liguant puissamment contre lui
qu’il jette
son petit nuage d’encre.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 60.
Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l’équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune des naïvetés inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d’une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l’expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d’où sa complexité d’homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets, d’où également les contradictions, poussées jusqu’au grotesque, de ses attitudes. Quand il se mêle d’être profond (et il y arrive sans effort), il défigure le moindre fait, la moindre idée. On dirait qu’il a la manie de la grimace monumentale. Tout est vertigineux, affreux, et insaisissable dans l’histoire de ses idées, révolutionnaires ou autres. Il est encore un incorrigible amateur d’utopies ; or, l’utopie, c’est le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable, au devenir, et de pousser une vision optimiste, aérienne, jusqu’au point où elle rejoint son point de départ : le cynisme, qu’elle voulait combattre. En somme, une féerie monstrueuse.
Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 453-454.