Ainsi, à l’insuffisante clarté d’une lampe d’un modèle ancien, découpant un grêle cône de lumière au sein d’une masse d’ombre de plus en plus compacte au fur et à mesure que l’heure tourne, ainsi m’appuyais-je la lecture de l’œuvre inachevée du général Bonnal : trois volumes in-quarto publiés à la veille de la Première Guerre mondiale et consacrés à La Vie militaire du maréchal Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskova.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 14.
Oisif demeuré tout le week-end — conçu de cela aucun remords.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 145.
Enfin, tout ce temps qu’on roule, beauté du monde orange des villes dans la nuit mal défaite, la masse si pesante de toutes choses de ciment autour de ceux qui y vivent, et dont le train indique la trace sans qu’eux-mêmes se montrent (une fenêtre ouverte sur une pièce vide).
François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 80.
Est-on un pilier ou un appui pour quiconque ? Non. Quiconque croit prendre appui hors de ses propres forces, son propre recours, il va tomber. On le sait pour soi. On finit par l’apprendre. C’est lent.
François Bon, « Calcul des poutres et agrammaticalité », Tumulte, Fayard, pp. 503-504.
Accueille la migraine.
— Bonjour migraine.
Accueille la nausée.
— Bonjour nausée.
Aujourd’hui elles sont là, elles s’adressent à toi.
— Merci, merci, sans vous ma journée eût été banale, vraiment.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 52.
Addio, cari… C’est curieux, les plaisanteries d’Inga et de ses grandes amies, de ces Femmes damnées : de petites plaisanteries de religieuses, de « bonnes sœurs ». À notre avant-dernière réunion, dans cette grande ville pleine d’appels joyeux, de fleurs et de parfums, chaque matin je répétais plusieurs fois : « Je vais me lever. » Alors elle disait : « Tu vas te lœwer ? tu vas devenir un lion ! Oh, j’ai peur, tu vas me dévorer. » Et elle riait, comme si ce jeu de mots était extrêmement drôle. Ah, oui : la petite fille en elle. C’était bon aussi, ces matins-là. L’été. Les grandes avenues bien ombragées, larges, toutes pleines de l’été et d’une belle vie lente et heureuse. On en voyait trois de nos fenêtres.
Valery Larbaud, « Amants, heureux amants... », Œuvres, Gallimard, pp. 634-635.
Retour, rebouffe, petit cognac et foncé dans le tas. Parlé dix minutes devant deux cents personnes, puis film. Dix bouquins vendus à l’entracte – dédicacés. Les noms, les noms bizarres qui existent qu’on ne supposerait jamais. De grosses demoiselles les yeux baissés, des types en blouson. Des médecins. Ce qui plaît le plus c’est la steppe. Tout ce public confiant comme des bœufs de labour. Je me couche.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 57.
Sept heures du matin. L’eau vert clair de la piscine frémit comme si des sirènes s’y étaient baignées pendant la nuit. Comme un mystère flotte au-dessus de chaque bassin. Près du bord de la piscine, un Hongrois moustachu, c’est le maître nageur.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 52.
La liturgie n’a jamais été que l’expression du désir d’entourer la divinité d’images qui lui ressemblent le plus possible. Rien n’était donc jamais assez précieux, la multitude et la splendeur des choses, la somptuosité des lumières, les senteurs les plus douces, les sons les plus majestueux. Quelle religion, plus habitée que la nôtre par l’idée admirable de l’Incarnation, a jamais pu à ce point favoriser les plaisirs les plus exquis des sens ? L’art en Occident est une fiction splendide que la liturgie n’a cessé de nourrir. Et l’agonie de l’art, dont nous voyons les soubresauts, n’a fait qu’accompagner le déclin de la foi. Croyant renoncer aux illusions du ciel nous nous sommes privés des merveilles de la terre.
Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, pp. 132-133.
Le livre nous permet d’éviter la conversation avec les disciples.
Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 83.
Tout acte de courage est le fait d’un déséquilibré. Les bêtes, normales par définition, sont toujours lâches, sauf quand elles se savent plus fortes, ce qui est la lâcheté même.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 955.