ami

Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.

David Farreny, 15 nov. 2002
pudding

Entre leur doigts repliés, les mouchoirs blancs donnaient l’impression d’être à l’affût, n’attendant que l’occasion de se déployer et de s’élever jusqu’aux yeux pleins de larmes. Cette occasion se présentait en abondance. Même le prêtre au frais visage se forçait à entailler les alentours de ses lèvres repues de quelques plissements de chagrin et prenait l’air de celui qui, forçant une langue rétive, va chercher aux commissures de sa bouche le résidu d’un breuvage amer. Et lorsqu’il descendait lourdement jusqu’au bas des marches de l’autel pour s’y effondrer comme un pudding manqué et, accompagné par les borborygmes de son acolyte à la chevelure rousse, entonnait du fond de la poitrine : « Prions… », on ne voyait plus de la société tout entière qu’un indiscernable amas de crêpe et de drap noirs.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
inlassable

Comme il y a un style mescaline, il y a des couleurs de la Mescaline. À qui en a pris, vous pouvez les montrer dans la réalité. Elles seront reconnues. (Non toujours celles-là, mais celles qui auront le même air de famille.)

Les criardes d’abord. Des rouges stridents passent près de verts absolus. C’est un drame optique. Les écœurantes ensuite. Des pierreries en quantité, visiblement fausses, sont l’inlassable cadeau.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 672.

David Farreny, 4 mars 2008
habiller

Quand tu achetais des vêtements, tu avais l’habitude d’hésiter. Ta garde-robe était déjà fournie, et comme elle ne se composait que d’habits sobres et simples, elle ne se démodait pas. Acheter de nouveaux vêtements n’aurait été nécessaire que si les anciens avaient été usés. Ce n’était pas l’économie qui guidait tes choix, mais ta manie d’accumuler des vêtements presque identiques. Tu choisissais, dans les magasins, une version améliorée de ce que tu possédais déjà, pour constituer la panoplie parfaite, l’uniforme universel qui te débarrasserait du devoir quotidien de choisir comment t’habiller. Bien que tu saches que cet uniforme n’existait pas, tu continuais ta quête.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 104.

Cécile Carret, 22 mars 2008
moment

Je songe qu’il est juste et bon que ce soit à Jean que le sort ait fait cette faveur. Il manquerait à ses jeunes années ces bonheurs inattendus, énormes, immérités qui nous semblent, non seulement dans l’instant mais plus tard, lorsqu’on s’est rangé à la triste loi des jours et qu’on se les rappelle, à peine croyables. Que le premier geste aille comme négligemment au but alors que deux heures d’efforts opiniâtres ne m’ont rien livré, voilà qui trahit l’intervention d’un esprit bienveillant, du dieu bénin, munificent qui marche aux côtés des petits enfants. À moi aussi, il a fait quelques largesses invraisemblables, quand ce fut le moment.

Pierre Bergounioux, « jeudi 31 mars 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 195.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
bœuf

La phrase de nuit, qui débarque casquée, bottée, prête à l’assaut, n’est pas d’une fratrie nombreuse. Il faut aller quérir ses sœurs ailleurs, au plafond souvent, à la cave, car on ne peut savoir si la nébuleuse où elles prennent naissance est en nous ou au-dehors de nous — et, si c’est en nous, à quel étage, dans quel sous-sol. La psychanalyse sait. La critique littéraire aussi. Mais la poétique ne sait rien et me laisse du matin au soir ignorant comme un bœuf, tremblant comme une pythie.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 7.

David Farreny, 17 nov. 2009
achevé

Une pensée aussi nous tourmentait, familière à tous ceux qui construisent une œuvre de l’esprit. Nous avions consacré mainte année à l’étude des plantes, n’épargnant ni peine ni labeur. Bien volontiers aussi, nous avions sacrifié notre part d’héritage paternel. L’heure était venue pour nous de recueillir les premiers fruits. Puis il y avait les lettres, les écrits, les collections et les herbiers, le carnet des années de guerre et de voyage, et tout particulièrement les matériaux concernant le langage, que nous avions rassemblés pareils à mille petites pierres, et dont la mosaïque était déjà bien avancée. De ces manuscrits, nous n’avions rendu publique qu’une faible part, car frère Othon pensait que faire de la musique pour des sourds est un méchant métier. Nous vivions en des temps où l’auteur est condamné à la solitude. Et cependant, considérant l’état de choses, nous eussions aimé voir mainte page imprimée, non point en raison de la gloire qui compte tout autant que l’instant parmi les formes de l’illusion, mais parce que la chose imprimée porte le sceau de l’achevé et de l’immuable, dont l’aspect contente aussi le cœur du solitaire. Notre départ est plus aisé lorsque tout est dans l’ordre.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 90.

Cécile Carret, 27 août 2013
fillette

Et voilà l’horreur de notre condition : la moitié de l’humanité restera à jamais ignorante de l’état de fillette (c’est tourner le dos au paysage, c’est mâcher les feuilles de l’ananas, c’est ouvrir ses sens sous la terre), et l’autre moitié ne sait s’y accrocher durablement, s’y établir. Aussi bien et en tout état de cause, n’avons-nous rien de mieux à faire de notre vie que concevoir et enfanter des fillettes ; à défaut de pouvoir en être, pour les uns, le rester pour les autres, il n’y a d’autre justification, d’autre mérite, d’autre sens à trouver – tout le reste, misères et balivernes, perte de temps, foutaises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 107.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
aboli

Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?

Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.

David Farreny, 9 déc. 2014
prophéties

Il tient pour lui que toute jouissance éprouvée en ce présent frelaté reste bien inférieure aux voluptés dont le régalera, Dieu sait quand, son utopie. En doute-t-on ouvertement, que l’on se voit aussitôt désigné à la vindicte des mal lotis. Rien ne le fait tant pester qu’on sourie de ses sermons et prophéties, montrant combien son désir de certitude trahit un désir de servitude. Ce n’est donc pas l’adversaire de ses opinions qu’il traitera en ennemi, mais, à juste titre d’ailleurs, le sceptique. Alors qu’il espérera persuader le premier, il sait qu’il ne pourra ébranler l’indifférence du second.

Frédéric Schiffter, « 3 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer