Il lui reste environ quarante-cinq minutes avant de songer à partir. Il regarde la fenêtre grillée qui donne sur la rue Vaneau, luisante et si tranquille entre deux averses. Il regarde le plafond, sale mais indéchiffrable.
Jean de La Ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert, La Table Ronde, p. 36.
Tout est dans la manière, et toute la manière est dans une pensée.
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 25.
Ce fut une épopée de géants. Nous la vécûmes en fourmis. Nous triomphâmes ainsi. Succès par la porte basse.
Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 190.
Il était le fils de sa mère. Il appartenait à l’endroit. Il fut l’endroit fait homme, comme elle avait été la femme qu’il avait fallu, à un moment donné, à cet endroit. Il ne pouvait croire qu’on s’y établisse et respire sans abdiquer, dans l’instant, ce qu’il ne réclamait point, en devenir possesseur et possédé, l’esclave, le maître, ce qu’il était assurément.
Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 48.
Depuis le temps qu’il le cultive, c’est un sujet qu’il pourrait traiter les yeux fermés, la tête en bas, et en commençant par la fin. Sa propre dextérité, en la matière, l’agace un peu, même. Elle lui donne parfois, paradoxalement, le sentiment d’être un imposteur. Non pas un imposteur par défaut : un imposteur par excès.
Renaud Camus, Voyageur en automne, P.O.L., p. 14.
Que ferait-on si l’on ne devait
exister qu’à ses propres yeux
rien pardi
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 35.
L’imbécillité de l’herbe.
L’intelligence de l’herbe.
Les lentes bêtes brouteuses.
Rien. Le temps. Les vaches. Rien.
L’imbécillité, la lente
Intelligence de l’herbe.
Rien. Le temps. Les vaches. L’herbe
Et sa lente intelligence.
Norge, « J’écoute brouter à Lupetière », Poésies 1923-1988, Gallimard, p. 207.
C’était de grands hommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leurs actes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eût cessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’était de constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humains qui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je les considérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu je pouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans la tête. Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus — à la faveur de ce jour nouveau — de l’aspect malsain des pèlerins, et j’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pas un air aussi — comment dirai-je — aussi peu appétissant, — touche de vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensation de rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-être avais-je aussi un peu de fièvre.
Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, Gallimard, pp. 169-170.
J’ai gardé de cette expérience une défiance certainement aussi injuste que ma haine enfantine envers l’Oulipo, comme si les petites mécaniques savantes de ces écrivains ingénieurs et mathématiciens avaient la prétention de mettre la littérature en coupe réglée. Je ne peux admettre cette alliance contre-nature, elle me révulse. Trahison ! C’est remettre les clés de la ville à l’ennemi qui encercle nos murs. C’est appareiller de prothèses métalliques notre corps élastique, c’est canaliser le fleuve sauvage au moyen de logiques conçues pour déterminer la durée de remplissage des baignoires, c’est contraindre la pensée enfin et juguler sa féconde digression.
Il existe pourtant une ivresse des mathématiques, me dit-on, une extase, une beauté pure, absolue, affranchie des contingences. Un nombre d’or ! Certains tableaux noirs couverts de chiffres seraient des tableaux de maître.
C’est possible.
Mais ne me laissez jamais entrer dans ce musée avec une éponge humide !
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 165.
Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s’annuler les unes les autres sans même qu’on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu’on développe, qu’on varie, qu’on porte à un point d’incandescence, et voilà qu’une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s’écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d’avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.
Jérôme Vallet, « D. 887 », Georges de la Fuly. 🔗