littérature

De ce qu’il n’y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti, et c’est ce refus, peut-être aussi vieux que le langage lui-même, qui produit, dans un affairement incessant, la littérature. On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel.

Roland Barthes, Leçon, Seuil, p. 22.

David Farreny, 22 mars 2002
nommeuse

Car notionneuse est capitalement la culture ; la notion est la cellule de sa texture ; notionneuse et nommeuse.

Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 75.

David Farreny, 14 avr. 2002
valoir

J’en reviens toujours à cette conviction-là : la parole impie par excellence, impie à l’égard de l’homme, c’est « Tu ne jugeras pas ». C’est seulement à partir du moment où l’homme transgresse cet interdit divin qu’il est vraiment homme ; à partir du moment où il écarte avec répulsion le « tout se vaut » que lui suggère éternellement la mort. […]

Juger c’est l’affaire d’une vie. Juger c’est distinguer et distinguer encore. Les homme ne sont égaux qu’en ce qu’ils ont de moins humain. Être homme, c’est être inégal. Valoir plus ou valoir moins. De toute façon : valoir. Ne vaut vraiment que ce qui ne vaut pas la même chose que tout le reste.

Renaud Camus, « samedi 14 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 5 sept. 2003
saigne

Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 139.

Élisabeth Mazeron, 14 déc. 2003
perte

Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, Rivages.

David Farreny, 26 mars 2005
fantassins

Une section de fantassins se repose dans un espace vide entre deux maisons. Les uns sont couchés, dorment. Les autres, debout, contemplent avec indifférence la caravane morcelée dans le village. Je m’approche. Ils ont fait la Somme. J’attends d’eux quelque clarté, quelque espoir. Mais je n’ai devant moi que les soldats mystérieux, les soldats résignés. Je cherche en eux l’âme, le fond, le choix, le désir. Ils ne me livrent pas leur secret. Ils parlent soldat. Ils sont las. Je n’obtiens d’eux que quelques : « Il ne faut pas s’en faire… »

Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, p. 19.

Cécile Carret, 11 mars 2007
voyais

Cathy, que l’adversité stimule, entre dans le roncier avec une vigueur issue (j’imagine) de la Sibérie orientale, de sa lointaine ascendance bouriate ou mandchoue. J’admire, discrètement, l’assortiment unique d’énergie et de grâce, de fraîcheur et de feu, de pudeur, de modestie, de bonté, de force d’âme qu’il a plu aux puissances occultes de composer avec le soin infini dont elles étaient capables avant de le placer sur ma route désastreuse, il y a exactement trente ans. Je n’avais absolument rien à offrir en échange, hormis ceci : je voyais. J’avais quatorze ans et j’ai vu, tout, d’emblée, sans que rien m’échappe, avec le ferme dessein d’en tenir le plus grand compte.

Pierre Bergounioux, « mardi 20 juillet 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 316.

David Farreny, 20 nov. 2007
manières

17. Choses détestables

[…] Des gens de cette sorte, quand ils arrivent chez quelqu’un, balaient d’abord, avec leur éventail, la poussière de l’endroit où ils vont s’asseoir ; puis ils ne se tiennent pas tranquilles à leur place, ils s’étalent, prennent leurs aises, et ramènent sous leurs genoux le devant de leur vêtement de chasse. On pourrait croire que de telles manières se rencontrent seulement chez des personnes négligeables ; mais j’ai connu des gens d’une assez bonne condition, comme un « troisième fonctionnaire » du Protocole, dignitaire du cinquième rang, un ancien gouverneur de Suruga, qui se conduisaient pareillement. De même, c’est un spectacle extrêmement détestable que celui de gens qui, après avoir bu du vin de riz, crient fort, s’essuient la bouche d’une main hésitante, caressent leur barbe s’ils en ont une, et passent leur coupe à d’autres. Sans doute s’encouragent-ils mutuellement à boire ? Ils frissonnent, branlent la tête, font la moue, et chantent des chansons comme celle de « La jeune fille qui vint aux bureaux de l’administration provinciale ». Tout cela, je l’ai vu chez des gens très bien, et je trouve que c’est répugnant.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, pp. 53-54.

David Farreny, 11 mai 2010
orbe

La chasteté subie, je la mesure dans le passage des jours et des nuits, le soir au moment de fermer les volets, en un geste un peu maniaque, pour aller me coucher seul. La banalité du geste est comme la fermeture d’une geôle, celle de la solitude, de la nuit où je serai reclus, incarcéré dans un temps qui s’écoule et s’épuise, certes pas inemployé, mais privé de l’amour comme rencontre de ce qui est étranger, mise à nu, risque où l’on s’éprouve réel et lié au réel.

Pas fait l’amour depuis lundi matin, depuis jeudi soir, depuis trois mois (sauf le soir où j’ai un peu touché L.), depuis à peu près deux ans (la dernière fois c’était avec S. avant qu’elle ne tombe malade, donc c’était en… je ne sais plus au juste).

La chasteté sait alors vous entraîner dans son orbe, son humeur, dans sa régularité partiellement confortable : elle devient la règle et l’habitude, la norme. C’est en elle qu’on vit. Les événements, ceux qui animent la vie, sont tout sauf d’ordre sexuel.

Cette tranquillité dans laquelle on se coule est la conséquence d’un renoncement qui écarte les tourments du désir et des fantasmes. […]

Pendant de longs moments, durant des jours, avant que l’occasion d’une pensée ou d’une chose vue ne ravive désir ou regret, on habite la plénitude du temps libéré de ce souci, comme cela arrive au fumeur désintoxiqué.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 69.

Cécile Carret, 13 mars 2011
pièces

Bigongiari m’avait attiré, dès son titre, par une enivrante toponymie. Ajoutées à celles, nettement solennisées, de la forme journal (29 novembre 1955, 18 avril 1956, 10 août 1956, jour de la Saint-Laurent, 15-24 octobre 1957, etc., ces dates sont déjà, pour moi, de la poésie), ce sont toutes les séductions de la Toscane et de l’Italie qui viennent s’offrir à ces poèmes : Gare de Pistoia, Mugello, L’Adda sous la brume, Par un soir de vent et de lune au bord du Mugnone, Hirondelles au-dessus d’Anghiari, Soir de Barberino, Maremme, Sur le Lungarno en décembre, Luca se promenant dans Florence, Hirondelles de mer sur l’Arno, En remontant avec Mario [Luzi] la vallée de l’Orsigna, En revenant de Sabbioneta, La longue nuit de Cortone. Bien entendu, c’est moi qui reviens de Sabbioneta (avec Denis), c’est moi qui longe l’Arno en décembre, c’est moi qui rêve à Barberino, où si souvent je suis passé, dans la montagne au-dessus de Florence, c’est moi qui couche à Cortone, et me perds dans les brumes de l’Adda. Il n’est pas jusqu’à mon pauvre cher Indien des Cascine qui ne paraisse là, au confluent rituel de ses deux rivières : L’Arno divaga in una luce cieca, / attendono acqua i morti con la gole asciutte / e nei vivi si piaga la memoria. Et la mémoire chez les vivants se blesse… Et la mémoire chez les vivants se blesse… Comment puis-je juger de cette poésie comme texte, quand elle regorge d’emblée, à mes yeux, pour mon cœur, de tout ce qui peut les émouvoir le plus au monde, ces terres si souvent parcourues et pourtant à peine touchées, semble-t-il, et de soirs, et d’amours, et de pertes, et d’oublis ? Si ce sont les mots eux-mêmes qui s’emparent de moi, c’est par quelque amphibologie qui les fait mieux vibrer : la draga trapana quest’aria senza trafiggerla (la drague creuse l’air sans le trouer (L’Indien toujours, 18 avril 1956)). Mais en général c’est vers des noms que je m’envole et m’insomnise, vers de vraies chambres et de vraies nuits : donne-moi, / Cortone, glacée, une de tes / immenses pièces d’angle dans la nuit (dammi / una delle tue gelide, Cortona, / stanze d’angolo immense nella notte).

Renaud Camus, « samedi 2 juillet 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 222-223.

David Farreny, 21 août 2011
illusions

Au cours de la route mon compagnon B. me prône une décevante philosophie de l’immobilité, de l’indifférence et de l’échec ; il est intéressant et je le crois absolument sincère. Il prétend que j’ai des illusions, c’est bien le cas. J’en ai beaucoup qui n’attendent que moi pour les rendre réelles ; je crains pour lui qu’il n’ait renoncé aux siennes un peu trop tôt. Il prétend que la joie n’existe pas. Je lui accorde qu’elle est disparue quand on croit la tenir, mais comme la contrebasse d’un orchestre on la devine quand elle nous manque.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 35.

Cécile Carret, 17 juin 2012

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