apéritifs

Prévenez-moi si la vie commence

je ne voudrais pas rater ça

les heures deviennent longues

entre les apéritifs

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 66.

David Farreny, 20 mars 2002
intensité

Nulle différence entre l’être et le non-être, si on les appréhende avec une égale intensité.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 24.

David Farreny, 13 oct. 2006
locataire

Un père m’eût lesté de quelques obstinations durables ; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eût habité ; ce respectable locataire m’eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect j’eusse fondé mon droit de vivre. Mon géniteur eût décidé de mon avenir : polytechnicien de naissance, j’eusse été rassuré pour toujours. Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret ; ma mère se rappelait seulement qu’il avait dit : « Mon fils n’entrera pas dans la Marine. » Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre.

Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, p. 75.

David Farreny, 31 déc. 2008
protocole

Il y a une utopie, qui consiste à imaginer le dialogue comme la pure rencontre de deux bonnes volontés ; cette utopie est libérale, c’est-à-dire transactionnelle : on y considère la parole comme une marchandise susceptible d’accroissement, de diminution, ou même de destruction, offerte au contrat et à la compétition. Il y a une mauvaise foi du dialogue, qui consiste à sublimer sous les espèces d’une attitude « ouverte », la secrète et inflexible volonté de rester soi pendant que l’autre concède et se défait. Il y a une réalité du dialogue, qui en fait seulement le protocole d’une certaine solitude.

Roland Barthes, « Trois fragments », Œuvres complètes (2), Seuil, pp. 559-560.

David Farreny, 1er oct. 2009
malentendu

Chaque maison, enfant, était un mystère. Les façades contenaient une substance épaisse, dense. Le mystère était celui de cette présence, de cette heure incompréhensible qui te trouvait dans ce lieu, dans cette lumière. Énigme insoluble et mélancolique. Tout ce que tu voyais autour de toi, dans ces banales rues commerçantes, se composait d’un mélange de joie et de tristesse, d’une attente inquiète et palpitante. Tu te laissais emmener par ta mère. Tu ne savais pas, ou tu ne comprenais pas bien ce qu’il s’agissait de faire. Aussi les choses ne s’articulaient-elles pas en fonction de celles qui leur succèderaient, elles ne s’estompaient pas dans les projets. Rien à faire ni à prévoir. Tu t’abandonnais à elles, elles étaient là, se détachant sur le fond d’obscurité qui était le monde, irradiant d’une indistincte imminence. Ils semblaient tous te faire signe, ces arbres, ces boutiques, ces fenêtres, ces coins de ciel blanc entre les toits, capricieusement découpés par les antennes de télévision. Que voulaient-ils dire ? Ils annonçaient quelque chose. Plus encore : ils n’étaient que cela, jusque dans leur cœur, une annonce indéchiffrable.

À présent, te revoici parmi eux. C’était ton retour qu’ils annonçaient. Rien n’est advenu. Les façades sont vides, l’espace est creux, plus d’épaisseur et plus de mystère. Chaque rue traversée donne sur un avenir qui n’a pas eu lieu. Tu crois comprendre le malentendu.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 311-312.

David Farreny, 2 déc. 2009
discordance

À aucune autre époque l’opposition ou la simple objection à l’idéologie dominante n’a été à ce point niée. Jadis le pouvoir idéologique en place combattait ses adversaires, et rudement, bien entendu ; mais il ne les réduisait pas à la non-existence. Parmi nous, tout ce qui ne témoigne pas sa soumission à la pensée régnante est frappé d’invisibilité : vous pouvez marcher dans la rue, vous pouvez mener une vie à peu près normale, vous pouvez même publier des livres, eux et vous êtes totalement transparents — c’est comme si vous n’existiez pas.

Dans les mythes traditionnels et dans leurs adaptations modernes, l’invisibilité est en général envisagée positivement. Elle est un don précieux. On envisage moins qu’elle puisse être une malédiction, ce qui est pourtant bel et bien le cas. J’ai déjà parlé de mon remords à propos d’un jeu idiot auquel je m’étais livré avec un ou deux enfants que je prétendais ne pas voir et ne pas entendre, et chercher partout alors que nous étions dans la même pièce : au bout de deux ou trois minutes, ils étaient en larmes et hurlaient.

Arnaud “C’est-vrai-que” Laporte et ses affidés, qui présentent à midi l’émission “Tout arrive”, exposent les principes de fonctionnement du système d’inclusion et d’exclusion avec une candeur charmante et, je crois, sans précédent. De presque tous leurs invités ils disent, et surtout Laporte lui-même, quotidiennement, qu’ils « les aiment beaucoup », qu’« on les aime beaucoup », que « ça faisait longtemps qu’on voulait les recevoir parce qu’on les aime beaucoup », que « c’est vrai qu’on trouvait que ça faisait vraiment longtemps qu’on les avait pas reçus, parce que c’est vrai qu’on les adore ». Très ouvertement, très officiellement, en s’en targuant, ils invitent et réinvitent indéfiniment ceux qu’« ils aiment beaucoup ». L’idée qu’ils puissent ou même qu’ils doivent inviter ceux qu’« ils n’aiment pas beaucoup » (c’est-à-dire qui ne penseraient pas exactement comme eux) ne les effleure pas une seconde. Ils ne sont pas là pour ça. Ce n’est pas leur métier.

Aucune époque n’a résolu avec autant de simplicité, d’élégance et surtout de bonne conscience le problème éternel de la discordance. Quelle discordance ? Je pense à mes chiens Horla et Hapax qui chacun, lorsqu’il trouvait que l’autre recevait ou risquait de recevoir trop d’attention, s’asseyait sur lui.

Renaud Camus, « mardi 29 avril 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 169-170.

David Farreny, 16 juin 2010
inadéquation

L’universalité suivant laquelle l’animal, en tant que singulier, est une existence finie se montre, en lui, comme la puissance abstraite à l’issue du processus lui-même abstrait qui se déroule à l’intérieur de lui. L’inadéquation de l’animal à l’universalité est sa maladie originelle et le germe inné de la mort. La suppression de cette inadéquation est elle-même l’exécution de ce destin. L’individu supprime une telle inadéquation en tant qu’il insère dans l’universalité, pour l’y former, sa singularité, mais en même temps, dans la mesure où elle est abstraite et immédiate, il n’atteint qu’une objectivité abstraite dans laquelle son activité s’est émoussée, ossifiée, et où la vie est devenue une habitude sans processus, en sorte qu’il se met à mort ainsi de lui-même.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La mort de l’individu, qui meurt de lui-même », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, pp. 329-330.

David Farreny, 7 fév. 2011
universalisme

Mieux, un groupe de Français est en train de parlementer avec le personnel de la Lufthansa, visiblement débordé. Il y a Michel, Serge, Didier, Jean-Pierre, les uns de mon âge, les autres nettement plus jeunes, tous également bruyants, volubiles, bêtes, très contents les uns des autres et chacun de soi-même. Ils sont surchargés de bagages et entendent introduire une planche à voile — « de compétition » — en cabine. Lorsque le steward allemand annonce que son propriétaire ne partira pas s’il ne se conforme pas au règlement, un des copains déclare, d’une voix ferme : « Alors, personne ne partira. » L’universalisme abstrait de la culture française.

Pierre Bergounioux, « jeudi 5 juillet 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 90-91.

David Farreny, 19 janv. 2012
champ

Même mon amie, quand de son car qui démarrait de l’autre côté de la rue elle se tournait vers moi, me bouchait la vision du libre espace. Je ne pouvais répondre à son salut que lorsqu’elle était sortie du champ, que l’endroit était à nouveau vide. Alors, il est vrai, le pays tout entier semblait occupé par elle, je faisais avec elle son propre parcours comme elle faisait le mien avec moi.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 56.

Cécile Carret, 4 août 2013
habiter

Ma babouchka et moi parlions très peu. Mais nous nous regardions beaucoup. Parfois, l’après-midi, quand elle avait fini ses affaires, on se mettait au lit, sans rien dire, pour faire l’amour. C’était un vieux lit, très mou, avec de nombreuses épaisseurs de couvertures et quatre ou cinq édredons. On y avait tout de suite chaud. On y était délicieusement bien. L’après-midi passait ainsi tranquillement. Ensuite, on se rhabillait et elle s’affairait pour relancer le poêle et préparer le bortch. Tous les jours, on mangeait du bortch. C’était agréable. Il n’y avait pas d’imprévu. La datcha était agréablement imprégnée d’une senteur de chou et de fumée. Le silence était parfait autour de nous. Le soir, après le bortch, on restait un moment près du poêle à songer, puis on allait se coucher. Quand elle se déshabillait, elle dégageait une légère odeur de lait caillé. Je m’y étais habitué. Cette odeur me rassurait comme le nourrisson qui approche du sein de sa mère. Nous étions trop paisibles pour faire l’amour la nuit, mais j’éprouvais une intense consolation à sentir son corps nu contre le mien et à m’endormir dans ses bras.

En résumé, ma babouchka savait bien s’occuper de moi, ainsi que du chat et du chien. Elle était simple, tendre et inconditionnelle. Contrairement à la plupart des femmes de ma génération, elle ne rêvait pas de devenir manager. Avec elle, habiter et être se confondaient parfaitement. Nous pouvions entrer ensemble dans l’éternité.

À mon réveil, je n’ai pas osé raconter ce rêve à Claire. Ça faisait trop rêve de vieux phallocrate ou de bébé attardé, ou des deux à la fois. En tout cas, ce n’était pas un rêve convenable.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 304-305.

David Farreny, 28 fév. 2015

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