pas

Je n’apprécie pas vraiment les gens. Et ceux que j’aime bien ne sont pas dignes de confiance. Je ne crois pas à la nature humaine, je ne lui voue pas une grande admiration. Je ne fais pas plus confiance à la société. La race humaine ne m’intéresse plus, je ne tiens pas à ce qu’on sauve le monde, je ne m’intéresse plus aux problèmes d’environnement, ça n’en vaut pas la peine. Les gens méritent de disparaître. Je serai content lorsque les tigres, les rhinocéros et les éléphants auront disparu, car ils ne pourront plus être persécutés. Tout ce que mérite la race humaine, c’est de partir en fumée.

Morrissey, propos recueillis par Christian Fevret, « Les Inrockuptibles », numéro 47, juillet 1993.

Guillaume Colnot, 16 sept. 2003
tête

Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d’objectif, la densité de l’air s’altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu’au soleil lui-même qui a une autre tête.

Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, p. 207.

David Farreny, 12 mars 2008
rincée

Puis, dans toute son extension, la mer parut, le bateau gronda et prit de la vitesse. L’eau, très basse au-dessous de nous, que l’étrave ouvrait en éventail, chassant l’un après l’autre ses plis, qui s’écroulaient et se dissolvaient comme une lessive rincée, prenait au loin un aspect lisse, avec des friselis épars, dont l’éclat ne durait que quelques secondes, répercutés en chaîne, naissant et mourant dans le clignement de nos yeux, que nous ne tardâmes pas à protéger.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 88.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
transats

Nous nous approchâmes du bastingage, nous intéressant toutefois moins à la façon dont se brisaient les vagues qu’à la manière dont certains passagers investissaient l’espace. Nous fûmes […] consternés à la vue de transats tous occupés, sans exception, par des estivants dont aucun ne semblait présenter le moindre signe d’humanité, et qui, constations-nous, s’étaient rués pour bloquer leurs places avant même le départ du bateau, avant même les premiers signes de fatigue. Nous observerions de surcroît, dans la suite de notre longue traversée, que lesdits transats, ainsi que les sièges dans les zones couvertes, resteraient occupés en permanence par les mêmes personnes, lesquelles s’interdiraient de se lever durant quatre grandes heures par crainte de ne pouvoir se rasseoir — certaines néanmoins s’autoriseraient à le faire en disposant des sacs aux emplacements qu’ils quitteraient, parfois fort longtemps —, de sorte que je finirais, quand nous arriverions en vue de la Corse, par éprouver de la pitié pour ces gens exténués de leur interminable position assise, la tête farcie d’inconsistants articles de magazine, las et pratiquement décérébrés, mais n’ayant, en revanche, pas souffert un instant de leur inconcevable égoïsme ni de l’obscénité de leur comportement, tous résumant à mes yeux une société parfaitement détestable, à laquelle j’éprouverais le dégoût de m’être si longtemps mêlé, et me gâchant le plaisir que j’aurais pris, malgré tout, de m’être avancé sur l’immensité de la mer, en m’imaginant à l’occasion que j’étais seul et vierge de toute atteinte humaine.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 86.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
locataire

Un père m’eût lesté de quelques obstinations durables ; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eût habité ; ce respectable locataire m’eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect j’eusse fondé mon droit de vivre. Mon géniteur eût décidé de mon avenir : polytechnicien de naissance, j’eusse été rassuré pour toujours. Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret ; ma mère se rappelait seulement qu’il avait dit : « Mon fils n’entrera pas dans la Marine. » Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre.

Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, p. 75.

David Farreny, 31 déc. 2008
recommencé

Hier, départ de New York vers 16 heures. Le diable pour trouver un taxi. Ciel gorge-de-ramier, mer de plomb, très lourd. On prend du recul : New York est gommé peu à peu. Le gratte-ciel, c’est une répétition, un jeu de Meccano, ce n’est pas de l’architecture : c’est un rez-de-chaussée recommencé 100 ou 120 fois. Il y a 47 ans tout, à New York, m’enthousiasmait, m’amusait. Les beaux panaches au cimier des casques (le chauffage central, au dernier étage) disparaissaient, l’été, les tons sont gris, vert bronze, beige, rouge sang. Des ruines d’un empire. Du haut du Chrysler Building, les docks comme des arêtes de hareng latérales.

Paul Morand, « 19 juin 1970 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 405.

David Farreny, 25 mai 2009
échappé

Je suppose que j’aurais dû me soucier plus tôt de savoir ce qu’il en était de cet escalier, à quoi il se rapportait, ce à quoi on pouvait s’attendre en l’occurrence et comment il fallait le prendre. C’est que tu n’as jamais entendu parler de cet escalier, me disais-je en guise d’excuse, et pourtant, les journaux et les livres passent continuellement au crible tout ce qui existe si peu que ce soit. Mais on n’y trouvait rien sur cet escalier. C’est possible, me disais-je, tu auras sans doute mal lu. Tu étais souvent distrait, tu as sauté des paragraphes, tu t’es même contenté de lire les titres, peut-être y parlait-on de l’escalier et cela t’a échappé. Et maintenant tu as précisément besoin de ce qui t’a échappé.

Franz Kafka, « Je suppose que j’aurais dû… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 472-473.

David Farreny, 16 déc. 2011
rêveur

Le rêveur est de ceux-là, à l’évidence. Il a du mal à se faire accepter, et il faut bien reconnaître qu’il n’y met pas du sien. Sa socialisation est chaotique, douloureuse. S’étant trop attardé dans sa tour d’ivoire, il a manqué beaucoup d’épisodes, et se retrouve éternellement en porte à faux. Son en dedans, il le connaît comme sa poche, mais son en dehors, il peine à l’ajuster à celui des autres. Ses lubies et ses élucubrations embarrassent tout le monde ; il tient des propos d’une grandiloquence déplacée. Le plaisir particulier qu’il prend au simple fait d’être en vie – même s’il donne parfois une impression illusoire de neurasthénie –, l’émerveillement inépuisable que lui procure sa propre capacité à respirer, à aimer, à s’émouvoir, à penser, à créer, et même à souffrir, peuvent facilement le rendre d’une fatuité exténuante, voire d’un effarant égocentrisme, qui peuvent finir par taper sur le système des mieux disposés. Les autres, grâce à lui, se rengorgent, confortés dans leur propre sentiment de sagesse, de rectitude et de conformité. Ils pensent être comme il faut, « dans la vie ». Les imbéciles. Ils ignorent qu’ils avancent à tâtons, que ceux qu’ils croient judicieux de suivre sont aussi perdus qu’eux ; et que le rêveur, lui, comme autrefois la pythie de Delphes, sait.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 23.

Cécile Carret, 1er mai 2012
lois

Le sapin se replante de lui-même, regagne après quelque temps sur les collines abandonnées. Le cycle est le suivant : le genêt s’installe en premier, puis dans la terre remuée, ouverte par ses racines, s’installe la graine du mélèze qui pousse sans ombre, et même en terrain sec. Lorsque le mélèze atteint 80 centimètres, la graine du sapin, ou de l’épicéa, s’installe dans son ombre, pousse – sa croissance est beaucoup plus rapide que celle du mélèze –, tue le mélèze qui avait déjà tué le genêt, et grandit. Sélection naturelle parmi les sapins, les mauvais sujets sont éliminés, les bons se développent – la fréquentation des forêts rend très sage. Certaines lois naturelles s’y expriment à un tel degré d’évidence qu’il est impossible de ruser avec les résultats.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 62.

Cécile Carret, 18 juin 2012
pas

Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous l’êtes-vous parfois demandé ? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire ? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade ? Savez-vous ce que qui est réellement à l’œuvre là-dessous ? Quel est le secret honteux que vous gardez enfoui sous le silence ? Dites-moi ce qui, chaque jour à la même heure, devant la table ou la feuille, vous empêche de vous asseoir pour écrire. Et dites-moi aussi ce qui, en tout lieu et à tout instant, de façon si impérieuse, vous persuade de ne rien noter dans le carnet qui se trouve pourtant dans votre poche, flétri par les pauvres tâches que vous lui confiez, d’agenda ou de répertoire. Je ne comprends pas. Expliquez-moi. Parlez, si vous ne voulez pas écrire. Expliquez-vous ! Vous vous réfugiez dans le commerce, les affaires, la boulangerie-pâtisserie, le sport, l’enseignement, la plomberie, la politique, l’horticulture, est-ce bien glorieux ?

Toute cette peine vraiment pour ne pas écrire ?

Vous grimacez bien parfois devant votre miroir, vous faites jouer vos muscles, vous poussez votre voix, n’éprouvez-vous donc pas le besoin de vous approprier votre langue maternelle comme vous vous êtes approprié votre corps ? Vous n’auriez pourtant pas consenti à grandir et vivre in utero, je suppose. Vous avez voulu pousser dans les directions qui étaient les vôtres. On connaît votre silhouette, votre démarche. Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Comment faites-vous ? Comment vous y prenez-vous, chaque jour à la même heure, pour ne pas écrire, et encore, en tout lieu et à tout instant, pour ne pas écrire non plus ? Pour n’extraire jamais le petit carnet de votre poche – est-il cousu dedans ?

Mais alors qu’est-ce que l’encre pour vous, qu’est-ce que le papier ? Qu’est-ce que la solitude ? Votre passé est-il donc définitivement passé ? Et qu’y a-t-il dans vos tiroirs ?

Mais alors jamais vous n’avez le désir de sortir de votre vie, de quitter aussi votre corps, et d’observer le manège depuis une position écartée ? Et puisqu’il faut vivre quand même, ne souhaitez-vous jamais contrôler davantage la situation ? Ne pas seulement répondre et vous adapter aux circonstances du jour, mais soudain détenir les pleins pouvoirs, agir à votre guise, mener la danse et pourquoi pas aussi tyranniser un peu les populations ?

C’est donc avec une éponge et une bassine que vous allez maîtriser l’orage que vous sentez gronder en vous ?

Mais êtes-vous décidément si satisfait de ce monde que vous ne puissiez vous permettre de ne pas écrire ? Puisque, selon certaine légende qui vous trouble, le monde fut créé par le Verbe, n’avez-vous pas envie de dire votre mot vous aussi, enfin ? Et s’il est vrai que ce monde n’existe pour l’homme que tant qu’il le nomme, vos congénères ne finiront-ils pas par vous en vouloir de ne jamais en placer une ? Et votre contribution ? On l’attend toujours ! Vous vous réfugiez dans le mariage, la maladie, la consommation et les embouteillages, est-ce bien glorieux ?

Pendant ce temps-là, qui nourrit votre tigre ?

Ou devrais-je plutôt vous admirer ? Quelle force il vous faut, en effet, pour ne pas écrire ! Quelle résistance ! Quel aplomb ! Quelle formidable volonté ! Et comme vous êtes bien bâti pour la vie ! Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Mais parce que le monde s’ouvre devant vous, parce que votre bouche ne trouve rien à redire ni votre œil rien à déplorer. Écrire risquerait de compromettre cette belle harmonie.

Il n’en résulterait que désordre, panique, confusion, cacophonie.

Dois-je comprendre cela ?

Comment peut-on ne pas écrire ? Cette aptitude, pourquoi ne l’ai-je pas reçue ?

Être le rossignol dans la haie !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 144.

Cécile Carret, 9 mars 2014
épuisé

Notre psychologie finira par s’immobiliser pour devenir un matérialisme subtil, car nous avons toujours plus à apprendre d’un côté, celui de la matière, et de l’autre, nous avons épuisé toutes les possibilités.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 300.

David Farreny, 20 fév. 2015
éviter

Le livre nous permet d’éviter la conversation avec les disciples.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 83.

David Farreny, 27 mai 2015

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