cavités

Il se trouve dans mon corps des cavités, une à l’épaule, une au-dessus de l’aine, qui bourgeonnent et se referment sans me causer de trouble ; je n’ai plus besoin aujourd’hui de tailler les barbes qui bordent chacun de ces orifices, sans doute parce que je n’ai plus l’occasion d’exposer ma nudité. Cavités profondes comme le majeur, le mien pour ne pas le nommer, elles ont leurs meilleures heures quand je vais à la mer ; ô combien cet élément leur est familier ! Je les sens s’ouvrir et se rincer quand je me baigne, au travers de la combinaison de plongée dont je suis revêtu. Si d’aventure je descends et atteins les premiers hauts-fonds, elles demandent à être appuyées sur les coraux, ainsi qu’à tous les angles que la roche sous-marine a édifiés. Un jour viendra où, abouchées à des branchages coralliens, des mâts de carbone, elles ne voudront plus me laisser reprendre ma respiration.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 129.

David Farreny, 15 nov. 2002
choses

Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 115.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
dimanche

C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La peinture, art romantique », Esthétique, P.U.F., p. 85.

David Farreny, 7 fév. 2008
instable

À mesure que mon esprit se développait, il prenait le tour d’une paresse rêveuse, instable, changeant souvent de prétexte, le tour d’une curiosité dévorante et dévorée. J’étais entré dans un monde de pressentiments, de tendances qui se détruisaient par suite des soubresauts brusques, des hauts et bas de la grâce. J’en tirais le sentiment angoissé d’être la proie d’une fatalité obscure. Je me rendis compte d’un seul coup des difficultés dans lesquelles mon caractère m’engageait à tout jamais avec la société : mon ancienne solitude, le plus souvent douce et mélancolique, s’était tournée en originalité involontaire et assez agressive, en excentricité que je tâchais de restreindre, mais qui se décelait. Les hommes commençaient à m’avoir à l’œil.

Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 22.

David Farreny, 5 juil. 2009
évite

L’amour est une invention des histoires d’amour. Un personnage des contes, comme les sorcières et les dragons. Tout ça est infantile. L’idée de s’aimer à travers un autre me répugne. J’évite.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 230.

David Farreny, 2 déc. 2009
insignifiance

Insignifiante, la scène lutte cependant avec l’insignifiance. Tout partenaire d’une scène rêve d’avoir le dernier mot. Parler en dernier, «  conclure  », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, c’est maîtriser, posséder, disperser, assener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs, les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage (maché des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques) vise à la possession de cette place ; par le dernier mot, je vais désorganiser, «  liquider  » l’adversaire, lui infliger une blessure (narcissique) mortelle, je vais l’acculer au silence, le châtrer de toute parole. La scène se déroule en vue de ce triomphe : il ne s’agit nullement que chaque réplique concoure à la victoire d’une vérité et construise peu à peu cette vérité, mais seulement que la dernière réplique soit la bonne : c’est le dernier coup de dés qui compte.

Roland Barthes, « Scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 247.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
lieu

« Je ne sais pas ». Presque une devise, à force de reprises. Je crois vraiment qu’en poésie l’important n’est pas de savoir mais de faire. On sait éventuellement un peu après, mais ce savoir frêle est déjà dépassé par le faire suivant. C’est cela, créer, à la différence de réaliser ou d’exécuter. Pas d’angoisse donc, dans cette position de non-savoir : c’est le lieu où il faut être pour écrire.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.

Cécile Carret, 4 mars 2010
attentionné

Qu’est-ce que je fais là ? Si ces nobles artistes se sont donné beaucoup de mal pour que ces chapelles et ces églises soient belles, ce n’était pas afin qu’elles soient vues à la va-vite, comme ça, par des touristes pressés, qui viennent d’une autre basilique et vont courir vers un autre transept, un autre presbiterio, une autre sacrestia ; c’est pour que des gens qui venaient là tous les jours, ou toutes les semaines, y éprouvent un sentiment de beauté, de bien-être, de fierté, de vanité peut-être, de profond accord entre leur présence en de tels lieux et la dignité de leur foi, de l’art, de leur propre personne. Oui, ce morceau de frise romaine est magnifique, sur ces grosses colonnes de granit ; oui, ce monument funèbre de comment s’appelle-t-il, Michelangelo Senese, ne manque pas de majesté (glacée) ; oui, surtout, ces mosaïques de la calotte de l’abside sont d’une fraîcheur et d’une somptuosité rares. Oui, oui, oui. Mais ce sont des détails. Même cette immense composition de Cavallini est un détail. Or ils ne me disent pas grand-chose, si je suis sincère. Tout cela finit par s’annuler réciproquement. J’ai besoin d’air, de lumière, d’un peu de chaleur, d’amour probablement. Qu’est-ce que j’aime vraiment, à Rome, au fond, mis à part quelques tableaux ? Des lieux ouverts, où les ruines, les arbres et l’espace se mélangent : les jardins Farnèse, au sommet du Palatin ; le sommet du Capitole ; la petite maison précairement installée au sommet du marché de Trajan ; les jardins de la villa Doria-Pamphili ; des places, le Campidoglio, le Quirinal, Navone ; le torse du Belvédère, le Galate mourant, la Louve ; la villa Médicis, sa loggia, son bosco, ses allées de buis, ma maison, ma chambre ; ce que j’aime le plus, par un hasard attentionné, c’est ma chambre.

Renaud Camus, « jeudi 19 février 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 65-66.

David Farreny, 9 oct. 2010
baiser

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grands, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 156.

Guillaume Colnot, 10 janv. 2013
de

Ils ont de ces gueules.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 76.

David Farreny, 8 juil. 2014
tension

Je me sentais clairement ici — à une baisse de tension qui n’était pas le calme de la campagne, à un début d’engourdissement encore plaisant de l’imagination et de la curiosité — sur les lisières du monde habitable : une vie petite, un peu décolorée, un peu falote, pour laquelle l’espace semblait trop grand, la journée trop longue, bougeait à faible bruit sur ces marges crépusculaires ; les sons venaient frapper l’oreille, affaiblis, ouatés, espacés, comme quand on débarque au Montanvers — la grand’route qui traversait l’Elf sur son pont de ciment bifurquait au fond de la perspective sous une ligne de panneaux indicateurs qui semblaient concerner déjà l’enjambement d’un espace abstrait, des liaisons aériennes plutôt que routières : Haparanda — Finlande : 400 kms — Kiruna : 600. Bien avant quatre heures du matin, à travers mes rideaux le jour me réveillait ; je me levais et j’allais à ma fenêtre : une vive et blanche lumière de limbes, sans un chant d’oiseau, sans un bruit de voiture, éclairait la place vide, évacuée avec la nuit par les occupants de son parking, et où pour trois heures encore, dans le jour grand ouvert et pourtant déserté comme un œil de nocturne, nul signe de vie n’allait bouger.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 235-236.

David Farreny, 20 oct. 2014
servir

Flamant rose, héron cendré, serait-il donc impossible de se faire servir un échassier à point ?

Éric Chevillard, « vendredi 20 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2016
muse

L’écrivain ou l’artiste a le talent de faire exister sa muse. Il comprend qu’elle n’est qu’une bonne femme le jour où elle lui fait grief de ne pas avoir les moyens de la faire vivre.

Frédéric Schiffter, « Les bonnes femmes », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024

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