septième

Pour l’artiste que je suis, derrière la philosophie c’est toujours un philosophe qui se cache, et moi, je réduis la philosophie au philosophe.

Parce que, si les philosophes désincarnent l’art, qu’il me soit permis d’incarner à mon tour la philosophie !

Et laissez-moi encore vous dire pour la mille et unième fois ce qui est évident depuis des siècles : que le philosophe sera toujours ridicule !

Et bête ! mais d’un bête ! Car enfin, la bêtise n’est rien d’autre que la sœur jumelle de l’intelligence et s’épanouit en florissant non pas sur le terreau vierge de l’ignorance, mais bien sur la glèbe féconde arrosée de la septième sueur des penseurs et des sages…

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 398-399.

David Farreny, 24 mars 2002
boule

Il n’y a pas de raison qui vaille. Si t’as une boule à l’intérieur garde-la précieusement. C’est ce que me disait ma maman. Ne te fais pas enlever la boule. Tout au moins c’est ce que je croyais. Je croyais qu’elle me le disait. Alors qu’elle me l’enlevait. En me le disant. Elle me tirait la boule. Ce boulet qui te tient lieu d’être. On supprimera ta vraie maladie. Celle qui t’a fait naître. Celle qui fait que quoi qu’on en dise et quoi que tu dises c’est pour cette raison que tu es en vie. Pour garder bien au chaud la maladie. Et les médecins n’y peuvent rien. Les médecins ils veulent t’enlever la maladie. Ils te retirent tout. Ils peuvent tout te retirer. Ils te retireront pas la boule.

Charles Pennequin, Bibi, P.O.L., pp. 12-13.

David Farreny, 28 déc. 2005
évidence

C’est pourquoi personne ne résiste. Happés avec douceur, mais happés irrésistiblement, ils glissent vers la chaude ouverture. L’idée de résistance ne s’offre pas véritablement à eux. Ils se laissent faire, saisis par l’évidence.

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 162.

David Farreny, 4 mars 2008
littérature

Qu’est-ce que les choses signifient, qu’est-ce que le monde signifie ? Toute littérature est cette question, mais il faut tout de suite ajouter, car c’est ce qui fait sa spécialité : c’est cette question moins sa réponse. Aucune littérature au monde n’a jamais répondu à la question qu’elle posait, et c’est ce suspens même qui l’a toujours constituée en littérature : elle est ce très fragile langage que les hommes disposent entre la violence de la question et le silence de la réponse […]. L’histoire de la littérature ne sera plus alors l’histoire des réponses contradictoires apportées par les écrivains à la question du sens, mais bien au contraire l’histoire de la question elle-même.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 457.

David Farreny, 19 sept. 2009
atours

Et puis, il faudrait surtout que la colère islamiste soit dirigée contre ce que l’Occident a de pire : la rapacité financière, la consommation effrénée, l’égoïsme du bien-être. Or, les commanditaires des pieux carnages du 11 septembre et leurs admirateurs n’ont aucunement le souci de remédier à la misère du monde ou de sauvegarder la planète : le réchauffement climatique est le cadet de leur souci. Ils haïssent l’Occident non pour ce qu’il a de haïssable ou de navrant, mais pour ce qu’il a d’aimable et même pour ce qu’il a de meilleur : la civilisation des hommes par les femmes et le lien avec Israël.

C’est le destin claquemuré qu’ils font subir aux femmes, le mépris où ils les tiennent et le désert masculin de leur vie qui rend fous les fous de Dieu : fous de violence, fous de hargne et de ressentiment contre le commerce européen entre les sexes, contre l’égalité, contre la séduction, contre la conversation galante ; fous, enfin, du désir frénétique de quitter la terre pour jouir de l’éternité dans les jardins du paradis où les attendent et les appellent des jeunes filles « parées de leurs plus beaux atours ».

Alain Finkielkraut, « Au pays du progressisme déconcertant », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 233.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
mouche

J’aime les animaux, y compris le crabe mou et le crapaud verruqueux modelé par un ivrogne dans son foie malade, de ses propres mains tremblantes, y compris la hyène qui veut me voir mort et le cobra qui lui prêterait volontiers ses lunettes pour cela, y compris le bousier, le requin et le perce-oreille, mais je hais les mouches, m’entendez-vous, les entendez-vous, c’est insupportable, on m’apprendrait la disparition soudaine et définitive des mouches, je serais aux anges.

Il faudrait alors apprendre à vivre dans un monde sans mouche, me dira-t-on.

Je ne me donne pas trois secondes pour m’accoutumer à cela très bien et comme si je n’avais jamais connu autre chose.

Ce serait pourtant la fin d’une époque, me dira-t-on.

Oui, eh bien, la Terreur aussi n’a duré qu’un temps.

Je pense pouvoir me passer d’elles pour lire, pour manger, pour dormir. Si les mouches disparaissaient, elles emporteraient le deuil avec elles. Quand une mouche meurt, c’est un point d’azur en plus dans le ciel, une touche de vert frais sur la prairie, une nouvelle couche de lait de chaux sur les murs et dehors un jardin.

Je hais les mouches, leur vol est une aberration, une dérision du vol – à quoi bon voler, d’ailleurs, quand on sait marcher au plafond ? –, c’est un vol lourd et vrombissant avec pourtant des trajectoires absurdes de ballon crevé.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
protéger

Soit, se protéger contre de telles invitations n’est pas difficile. Et pourtant je ne sais pas si j’en serai capable, car ce n’est pas aussi facile que je l’imagine quand je suis encore seul et libre de tout faire, libre de rebrousser chemin si je veux ; car je n’aurai personne là-bas à qui rendre visite quand j’en aurai envie, personne avec qui je pourrai faire des excursions plus importunes encore, qui me montrera là l’état de son blé ou une carrière qu’il fait exploiter. Car on n’est même pas sûr de ses vieux amis.

Franz Kafka, « Préparatifs de noce à la campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 89-90.

David Farreny, 19 nov. 2011
utilise

J’aurais pu m’acheter un nouveau style-bille, cela ne m’aurait pas coûté plus cher que cette recharge, mais je tenais à celui-ci, je m’y étais attaché, j’aimais bien son profil de torpille ou de roquette, son agrafe ingénieuse, son matériau joliment composite (métal brossé, métal brillant, matière plastique), on le tenait agréablement en main et la mention I (cœur) NY laissait penser qu’il venait du même endroit que mon carnet beige, il n’était pas très beau mais j’y tenais. De plus, il était pratique pour prendre des notes tout en marchant car à bille rétractable, donc plus pratique que le feutre V5 Hi-Tecpoint 0,5 Pilot que j’utilise ordinairement mais dont le capuchon, qu’il faut ôter puis remettre (et qu’on ne sait pas où mettre dans l’intervalle), retarde le mouvement.

Jean Echenoz, « Trois sandwich au Bourget », Caprice de la reine, Minuit, p. 110.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
aucun

« Élite » est le seul terme de la langue française contemporaine qui n’a besoin d’aucun autre mot pour être un oxymoron.

Jérôme Vallet, « 26 mai 2020 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
manège

Quelle que soit la cause du choc violent qu’il a enduré, le mélancolique souffre d’un ralentissement de son être, infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire. Le joyeux, dont la conscience s’oublie dans le présent, ne peut mettre la réalité à distance de son regard alors qu’elle s’offre aux yeux du mélancolique, en proie aux instants qui s’éternisent, comme un spectacle étrange et, néanmoins, jamais surprenant.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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