Foule infinie : notre clan.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 321.
Je n’ai rien demandé d’autre à la vie que de ne rien me demander à moi.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 157.
Et elle passe ses journées dans l’attente de visites qui ne viennent guère, car l’attente, la dépendance, dans la vie sociale comme dans l’amour, dégagent un fluide invisible et impalpable qui dissuade les êtres de s’empresser auprès de ceux qui souhaitent trop leur présence, et dont ils se disent, plus ou moins consciemment, pour cette raison même, qu’ils les attendront toujours.
Renaud Camus, « samedi 20 juillet 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 347.
L’amour donnant un avant-goût de l’éternité, on est tenté de croire que l’amour véritable est éternel. Quand il ne durait pas, ce qui était toujours le cas pour moi, je n’échappais pas à un sentiment de culpabilité devant mon incapacité à éprouver des émotions vraies et durables. Seuls mes doutes l’emportaient sur la honte : quand c’était ma maîtresse qui mettait fin à notre liaison, je me demandais si elle m’avait jamais vraiment aimé. En quoi je ne diffère pas de mes contemporains sceptiques : comme nous ne nous reprochons plus de ne pas obéir à des préceptes éthiques absolus, nous nous flagellons avec les verges de la perspicacité psychologique. S’agissant de l’amour, nous écartons la distinction entre moral et immoral au profit de la distinction entre « véritable » et « superficiel ». Nous comprenons trop bien pour condamner nos actes ; désormais, ce sont nos intentions que nous condamnons. Nous étant libérés d’un certain code de conduite, nous suivons un code d’intentions pour parvenir aux sentiments de honte et d’angoisse que nos aînés éprouvaient par des moyens moins élaborés. Nous avons rejeté leur morale religieuse parce qu’elle opposait l’homme à ses instincts, qu’elle l’écrasait de culpabilité pour des péchés qui étaient en fait des mécanismes naturels. Pourtant, nous continuons à expier la création : nous nous considérons comme des ratés, plutôt que d’abjurer notre foi en une perfection possible. Nous nous accrochons à l’espoir de l’amour éternel en niant sa validité éphémère. C’est moins douloureux de se dire « je suis superficiel », « elle est égocentrique », « nous n’arrivons pas à communiquer », « c’était purement physique », que d’accepter le simple fait que l’amour est une sensation passagère, pour des raisons qui échappent à notre contrôle et à notre personnalité. Mais ce ne sont pas nos propres rationalisations qui pourront nous rassurer. Il n’est pas d’argument qui puisse combler le vide d’un sentiment défunt — celui-ci nous rappelant le vide ultime, notre inconstance dernière. Nous sommes infidèles à la vie elle-même.
Stephen Vizinczey, Éloge des femmes mûres, Le Rocher, p. 205.
La phrase de Chateaubriand : « Je serai heureux d’être parti avant qu’une telle félicité ne soit advenue » (l’égalité des temps futurs), nous nous la répétons, Hélène et moi, tous les jours.
Paul Morand, « 10 juin 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 72.
Mais, pour l’individu, la nature inorganique devient une nature présupposée, trouvée là ; et c’est en cela que consiste la finitude du vivant. L’individu est pour lui-même face à cette nature, mais de telle manière que cette connexion de tous les deux est, sans réserve, une connexion absolue, indissociable, intérieure, essentielle, car l’être organique a cette négativité dans lui-même.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 667.
Lorsque, quelques semaines plus tard, près de Waterbury, Connecticut, je me suis retrouvée seule dans une chambre au design de motel des années 1960 miraculeusement préservé […] je me suis rappelé que c’est dans les chambres étrangères que nous pouvons saisir la sensation la plus juste parce que la plus égarée de notre existence, non pas dans la chambre familière, celle à laquelle j’aspirais à chaque instant de mon voyage – m’y retrouver enfin, m’y couler – mais dans l’espace toujours réfractaire d’un lieu désaffecté qu’on ne parviendra pas à soumettre. Qu’est-ce que je venais faire ici ?
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 53.
Monsieur Songe qui est coquet mais pas malin ajoute un dit-il à tel propos très personnel qui tombe de sa plume, croyant ainsi donner le change, faire accroire que ledit propos n’est pas de lui s’il lui paraît faible ou contestable. Il tombe dans le panneau, prenant ses distances par rapport à un monsieur Songe narrateur alors qu’il sait fort bien que c’est lui qui parle, dans ce cas-là du moins.
Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 72.
Grande déconvenue, et si cruelle, car un livre ne saurait être une fin en soi ; il prétend toujours être une leçon, un manuel, excéder sa forme et sa matière, subvertir les processus, contrarier les flux, pervertir les chaînons logiques, modifier au moins les représentations, les choses telles qu’elles existent dans leurs noms, changer ces manches et ces poignées. Or, reconnaissons-le, un livre est bien rarement cela. L’écrivain est un théoricien sans école, sans disciple, sans parti. Il s’invente un monde dans lequel il est le seul à vivre et si quelques touristes s’y rendent parfois en excursion, il ne parvient pas à les retenir (seuls s’attardent un peu les plagiaires). Sa théorie ne les convainc jamais complètement, demeure pour eux une vue de l’esprit, une spéculation plus ou moins séduisante, plus ou moins audacieuse. Il s’agissait pourtant d’un programme poétique, d’un manifeste écrit non pour des lecteurs, mais pour des adeptes. J’espère avoir levé ce malentendu ridicule.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 43.
Parce que nous possédons une faculté de contempler les choses de la nature et les faits qui se produisent ici-bas, nous nous piquons d’en saisir le pourquoi et le pour quoi. En réalité, nous ne saisissons, ou croyons saisir, que ce qui se trouve à portée de notre raison — autant dire bien peu. Celle-ci, en soi, n’est pas en cause. Quand elle examine froidement ses propres capacités, elle en mesure bien les limites. Mais comme elle est d’ordinaire la servante soumise de notre naïf et prétentieux désir de comprendre, elle outrepasse ses faibles forces et, très vite dépassée, elle passe le relais à l’imagination toujours habile, quant à elle, à faire passer ses affabulations pour des vérités.
Frédéric Schiffter, « Le prophète de l'à-quoi-bon (Sur l'Ecclésiaste) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.