œuvre : La beauté, Frédéric Schiffter
antérieure

Pour m’en tenir à ces deux seuls exemples de souvenirs esthétiques, je dirais que mon désir de revivre ces situations fictives auprès de personnages non moins fictifs n’est au fond pas si différent que celui de revivre des moments passés réels, parce que les aventures que j’ai pu imaginer grâce à un cinéaste et à un écrivain appartiennent bien à ma « vie antérieure » au même titre que les événements qui me sont arrivés. Schopenhauer remarque quelque part que, le temps passant, les épisodes de notre existence dont nous nous souvenons deviennent aussi vagues que les images que nous conservons de vieilles lectures – et de vieux films, aurait-il pu ajouter, s’il eut connu le cinéma. Sans doute, sauf que, parfois, ces représentations qui nous étaient offertes de loin et qui, pourtant, nous frappèrent, l’emportent en notre mémoire en précision sur des souvenirs de faits personnels directement vécus – laissant ainsi à penser que notre vie spirituelle, notre vie tout court, souffre de carences en imaginaire que les œuvres viennent en partie combler.

Frédéric Schiffter, « Les plaisirs et les jours révolus », La beauté, Autrement.

David Farreny, 13 mai 2025
art

Pour reprendre une terminologie marxienne, l’« art » contemporain en est l’expression « superstructurelle » tout en en présentant une version soft. Non seulement il ne heurte personne en dépit de ses surenchères dans le macabre, le stercoraire, l’excrémentiel, le bizarroïde, le kitsch, mais il ne parvient même pas à flatter le voyeurisme du philistin moyen dont l’imaginaire est déjà sursaturé jusqu’à l’obésité mentale de déchets iconographiques.

Frédéric Schiffter, « Voyage au cœur du familier », La beauté, Autrement.

David Farreny, 12 mai 2025
concrétion

Est-ce parce que je suis blasé ou parce que le temps traverserait un dessèchement artistique, toujours est-il que ni la littérature ni le cinéma d’aujourd’hui ne me font éprouver cette nostalgie – désintérêt qui a pour conséquence que je tiens mes promesses de relire les romans et de revoir les films qui, en leur temps, m’avaient tant plu.

Par-delà la question de l’âge et, peut-être, d’une andropause de la sensibilité dont je serais affecté, il me semble que de moins en moins d’œuvres offrent ce qui en fait toute la valeur esthétique, à savoir une concrétion du temps si vivante que je ne puis qu’y voir un épisode de ma propre vie. Ne me restent donc que les œuvres de ma jeunesse. Non qu’un film ou un livre soit gravé dans ma mémoire parce qu’il remonterait à cette époque perdue, mais parce que j’étais contemporain du drame qui m’était raconté dans ce film ou dans ce livre, et cela, quels que fussent le temps et le lieu où il se déroulait. Je me souviens, par exemple, que j’entrais en classe de seconde quand je connus Antoine Doinel et Raskolnikov. L’un comme l’autre ne sauront jamais combien leur existence respective a été mêlée à la mienne. Étrange et pervers pouvoir de l’art qui, en nous donnant l’illusion de partager l’intimité de personnages, ne fait qu’augmenter notre solitude…

Frédéric Schiffter, « Les plaisirs et les jours révolus », La beauté, Autrement.

David Farreny, 13 mai 2025
dénuement

Comment perçoit-on la « nudité » d’un visage, surtout s’il est un beau visage de femme ? Car, en ce cas, c’est la beauté qui trouble le contemplateur, à tel point que, se sentant dans ce dénuement qu’on appelle la timidité, le voilà en lutte contre lui-même pour garder une contenance.

Frédéric Schiffter, « La belle et les jolies », La beauté, Autrement.

David Farreny, 12 mai 2025
injustice

Une jeune femme qui sort la nuit pour danser ou s’amuser se prépare à être regardée, non pas sous les dehors du rôle social qu’elle joue le reste du temps, mais sous l’apparat d’une prêtresse du monde nocturne, obscur et scintillant. En cela, comme l’écrit encore Baudelaire, « la femme est bien dans son droit et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant [par le maquillage] à paraître magique et surnaturelle ». Tout est une affaire de mesure. Chez la jolie femme, le maquillage, joint à la toilette, vise à mettre en valeur, comme pour les offrir, ses appas charnels – là réside essentiellement, on le sait, et de manière outrancière, l’argument de séduction de la professionnelle du plaisir. Chez la belle femme, l’élégance tient à presque rien, à des particules de manières, à des touches d’artifice afin de conférer cet « air de rien » à son allure. Avec la première, les hommes s’autorisent toutes les privautés et grivoiseries, assurés qu’elles ne la choqueront pas ; avec la seconde – à moins, bien sûr, qu’ils ne soient des goujats –, ils éviteront ce registre, voire s’évertueront à bien se tenir. À l’aise en présence de la coquette pour y laisser aller leur nature, ils seront embarrassés avec la femme élégante, forcés de devoir se conformer à ce modèle de bon goût. Pour faire écho à l’impératif éthique de Levinas, si une responsabilité s’impose à des hommes devant un beau visage de femme, à condition qu’ils daignent le remarquer et le contempler, elle n’est autre que celle de se comporter en gentilshommes. Or, non seulement ce devoir-là les contrarie, mais d’aucuns, si mal à l’aise devant une belle femme, éprouveront à son égard une aversion semblable à celle d’un gueux à l’égard d’un homme de haute condition – comme si cette femme affichait une sorte de privilège inaccessible fait pour humilier ceux – ou celles – qui ne peuvent qu’y renoncer. Pour les natures masculines les plus frustes, la beauté féminine n’apparaît comme une injure à leur sensibilité que parce qu’elle semble relever d’une injustice radicale, ontologique. Cette femme, si distinguée en toute sa personne, ne leur appartiendra jamais puisqu’elle participe d’une essence distincte de leur propre humanité. « Elle est d’un autre monde », pensent-ils, rendant par là, d’ailleurs, de manière inconsciente, un hommage à la théorie platonicienne des Idées. Une belle femme qui surgit dans leur monde sensible est vécue comme l’irruption d’un phénomène si exotique – étrange et étranger – qu’il donne lieu à une expérience métaphysique dérangeante.

Frédéric Schiffter, « La belle et les jolies », La beauté, Autrement.

David Farreny, 12 mai 2025
lustre

Pour Gracián, la question n’est pas tant d’aimer les qualités d’une personne que d’apprécier – disfrutar – le style avec lequel cette personne sait les mettre en scène, sans la moindre afféterie, selon ce mélange de finesse, d’aisance et de tact qu’exprime en espagnol le terme de discreción et produit le je-ne-sais-quoi qui – dit encore le moraliste – « confère aux qualités tout leur lustre ».

Frédéric Schiffter, « La belle et les jolies », La beauté, Autrement.

David Farreny, 12 mai 2025
nostalgie

Le sublime serait alors la nostalgie d’une patrie immémoriale que j’éprouverais en regardant les paysages d’un pays étranger vers lequel j’ai été expulsé en raison de je ne sais quelle malédiction, en expiation de je ne sais quel crime. Dès lors, ce ne serait pas ces nuages, ces vagues, ces montagnes et ces rochers en tant que tels qui attireraient mon regard ; mais je les contemplerais parce qu’ils me rappelleraient l’atmosphère d’autres rivages de terres perdues où j’avais, où j’aurais, toute ma place.

En réalité, ce spectacle ne me tirait pas de mon ennui ; il m’y inscrivait davantage. Raison pourquoi je ne m’en lassais pas. S’il était le paysage correspondant à mon état d’âme, ce n’était pas parce qu’il m’offrait la possibilité de m’y projeter, mais, simplement, parce qu’il ne le perturbait pas.

Frédéric Schiffter, « Les formes de l'ennui », La beauté, Autrement.

David Farreny, 12 mai 2025
observer

L’ennui qui me hantait n’avait donc rien, non plus, du vide causé par le désœuvrement, mais se manifestait comme une distance teintée de mélancolie que j’imposais malgré moi à la réalité environnante, une impossibilité, également, à m’intéresser à ce qui semblait passionner mes congénères au point de les mobiliser corps et âme. Adolescent, les yé-yé ne m’intéressaient pas. Les Beatles ne m’intéressaient pas. La conquête de la Lune ne m’intéressait pas. Étudier ne m’intéressait pas. Aller à la messe et faire ma communion ne m’intéressaient pas. Aller en discothèque ne m’intéressait pas. La guerre du Vietnam ne m’intéressait pas. Faire du sport ou en regarder ne m’intéressaient pas. Militer ne m’intéressait pas. Tout cela m’ennuyait d’autant plus que je sentais que l’invisible mais impérieux esprit du temps m’ordonnait sourdement de m’intéresser à tout cela. Seules les filles me rattachaient au monde en m’obligeant à leur jouer la comédie du jeune homme à la mode. Mais malgré quelques succès encourageants, la conquête des cœurs, également, ne m’intéressait pas.

Ce qui m’intéressait, en revanche, c’était d’observer les autres s’agiter pour bien des choses qui me laissaient indifférent ou que je méprisais – d’être au spectacle, en somme. Je  n’étais pas assez mûr pour glisser de l’ironie dans mon regard.

Frédéric Schiffter, « Les formes de l'ennui », La beauté, Autrement.

David Farreny, 12 mai 2025
réadapter

Quand les lumières se rallumeront et qu’il me faudra quitter la salle, je serai légèrement hébété. À l’extérieur, les bruits et les agitations de la ville me molesteront durant de longues minutes. Je devrai faire l’effort de me réadapter à la réalité, tout en cherchant à conserver précieusement en moi le charme de ce rêve sur pellicule où défilèrent de beaux visages de femmes et où furent énoncées par l’impeccable Charles Denner tant d’élégantes et de judicieuses formules sur la condition de l’homme à jamais séduit par le beau sexe.

Frédéric Schiffter, « Voyage au cœur du familier », La beauté, Autrement.

David Farreny, 13 mai 2025
reprise

On dit souvent que le summum de l’art est de se faire oublier. À raison, mais à condition de préciser que ce que le génie « dissimule » ici par son savoir-faire est une reprise. L’artiste génial ne crée rien de neuf, mais consacre ses efforts, d’une part, à représenter le déjà-vu, le répété, la rengaine, sous une nouvelle apparence donnant ainsi l’illusion du jamais-vu, de l’inédit, de l’inouï et, d’autre part, à gommer toute trace de son labeur afin que son œuvre semble accomplie par l’effet d’une grâce.

Frédéric Schiffter, « Le retour », La beauté, Autrement.

David Farreny, 13 mai 2025
retour

Pour qu’une œuvre franchisse le seuil de mon imaginaire, il faut qu’elle me donne à éprouver l’expérience d’un arrachement à la réalité suivi d’une inscription de mon regard en ses aspects les plus secrets. Si je n’éprouve pas la sensation de cet aller vers un monde hors du monde et de ce retour au cœur même du monde, alors je n’ai pas affaire à de l’art.

Frédéric Schiffter, « Voyage au cœur du familier », La beauté, Autrement.

David Farreny, 12 mai 2025
vivantes

Les fraises de Chardin, les tournesols de Van Gogh, mais aussi bien les personnages dans la tempête de Turner, toutes les choses, toute la faune, la flore, l’humanité qui figurent au cœur des univers picturaux, je ne puis les admirer que parce qu’ils ont été soustraits à la durée qui corrompt les apparences. En les contemplant, tout se passe comme si je franchissais le seuil du temps et de sa chronologie ordinaire et pénétrais dans une sorte de présent où rien ne passe et où, pourtant, s’y passent d’autres actions, s’y déroulent d’autres destinées, se manifestent d’autres formes de vie. En cela, par exemple, rien n’est plus trompeur que l’appellation de « natures mortes » pour désigner ces peintures de fleurs ou de fruits disposés dans des vases, ces chandeliers et ces coupes d’étain posés sur des guéridons, ces bouteilles, ces verres et autres éléments de vaisselle abandonnés ou placés avec ordre sur une table. La vocation de l’art n’est pas de conserver intact l’aspect de ces végétaux et de ces fruits ainsi que l’éclat des matières de ces objets artisanaux comme s’il s’agissait d’une sorte de technique de conservation visuelle, mais de montrer ces choses de nature différente vivantes. Car, si je leur prête une attention soutenue, je me rends compte que, malgré leur immobilité, elles ont bien une âme dont la vitalité se déploie dans un rayonnement statique. Voilà pourquoi le terme anglais still life s’avère mieux approprié pour évoquer la vie silencieuse qui règne dans ces toiles et qui en émane – une vie, encore une fois, exempte d’un devenir dégradant et qui, par là, s’exhibe en un insistant maintenant.

Frédéric Schiffter, « Voyage au cœur du familier », La beauté, Autrement.

David Farreny, 13 mai 2025

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