œuvre : Le cimetière de la morale, Roland Jaccard
camisole

Ses amis déploraient qu’il fût ligoté dans la camisole de force de sa paresse. Ses ennemis le traitèrent de filou exploitant les postures les plus snobs de la littérature anglaise. Sa seconde épouse, Barbara Skelton, le portraitura dans son journal intime en intellectuel comateux et en séducteur frappé d’infantilisme. Lui-même disait que, derrière son masque d’égoïsme tranquille, il n’y avait qu’amertume et ennui : « Je suis un de ceux que la souffrance a rendu creux et frivoles », ajoutait-il. Il n’aspirait pas à laisser une œuvre ; c’eût été une ambition de parvenu, et contraire, de surcroît, à son sybaritisme névrotique. On aura reconnu le légendaire Cyril Connolly qu’une petite société secrète […] tente avec une obstination méritoire d’imposer en France.

Roland Jaccard, « Anatomie d'un dandy », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
chimérique

Je me souviens de ces après-midi solitaires passés à faire des bulles de savon et je me demande si ce n’est pas ce que j’ai fait toute ma vie. Et ma vie elle-même, fut-elle autre chose qu’une bulle colorée, flottante et vide, un rêve, une apparence, dont l’éclat éphémère et le volume chimérique se résolvent en une simple larme, en un vain souffle ? Sans les pieux mensonges que nous fait constamment notre vanité et sans les voluptés de la frivolité, les hommes se pendraient. Sans mon journal, je voguerais depuis longtemps déjà sur l’océan du néant.

Roland Jaccard, « La confession d'Amiel », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
cimetière

Je lui fais remarquer que les grands écrivains, les grands philosophes ont toujours été ignorés de leurs contemporains, que la gloire tardive est l’assurance d’un voyage plus aisé vers la postérité qu’il a toujours décrite comme une contrée effroyablement désolée. Il me répond qu’avant ce voyage vers la postérité où il est recommandé d’avoir un léger bagage, un seul livre avec quelques ajouts, il faut affronter les rentrées littéraires qui chaque année ressemblent à l’ouverture d’un nouveau cimetière. On croit écrire pour laisser une trace de soi. Tant de morts pour un seul qui survit à genoux.

À en croire Hérodote, Xerxès pleura à la vue de son innombrable armée, en songeant que de tous ces hommes il n’en restera pas un seul vivant dans cent ans. Qui ne pleurerait aussi à la vue de l’épais catalogue de la foire de Leipzig, en songeant que, de tous ces livres, il n’en restera pas un seul vivant même dans dix ans ?

Roland Jaccard, « Tu n'as aucune chance, mais saisis-la ! », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
comprendre

Freud, lorsqu’il parlait des nazis, tenait les mêmes propos que Zweig : « Vous savez, disait-il, ils n’ont fait que déclencher la force d’agression refoulée dans notre civilisation. Un phénomène de ce genre devait se produire, tôt ou tard. Je ne sais pas si, de mon point de vue, je peux les blâmer. »

Arthur Koestler, qui eut une discussion avec Freud sur ce thème, ajoute qu’il n’avait fait que donner une expression normale à la stricte neutralité éthique propre à la psychanalyse, ainsi d’ailleurs qu’à toute science strictement déterministe. Pas même « tout comprendre, c’est tout pardonner » – car le pardon implique un jugement moral – mais simplement « tout comprendre, c’est tout comprendre ».

Roland Jaccard, « Good old Stef », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
foule

Plus j’observe Schopenhauer dans son comportement avec ses admirateurs, plus je pense au mot de cet orateur athénien qui, entendant la foule applaudir son discours, se retourna vers ses amis qui l’entouraient et demanda : « Aurais-je dit par hasard une sottise ? »

Roland Jaccard, « Tu n'as aucune chance, mais saisis-la ! », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
inattendu

De tous les événements inattendus, le plus inattendu est la vieillesse. La difficulté consiste à ne pas se laisser surprendre par elle et de parvenir à l’étonner.

Roland Jaccard, « Un virtuose du ratage », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
invariablement

À l’université, Fritz Zorn souffre d’un état dépressif constant ; pourtant, il ne peut pas s’avouer qu’au fond de lui quelque chose est pourri. Il ne se reconnaît pas le droit d’être triste. N’a-t-il pas toujours été comblé par les dieux ? Fortune, intelligence, santé physique, beauté, rien ne lui a été refusé. Alors, il donne le change ; il amuse ses camarades en montant des spectacles de marionnettes. Souvent, il attend interminablement dans le hall de l’université quelqu’un avec qui prendre un café. Mais personne ne vient. Dans sa chambre, il reste parfois assis pendant des heures et, sans relâche, il écrit en tous sens les mots tristeza et soledad sur du papier quadrillé. Pourtant, jamais il ne se plaint. « J’allais toujours bien, écrit-il. J’allais même si continuellement bien que beaucoup de gens m’avouaient avec étonnement qu’ils se demandaient comment je pouvais aller si invariablement bien. »

Roland Jaccard, « Le cancer de l'âme », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
laconisme

Si le père ne jurait que par Victor Hugo, le fils, lui, s’inspirait plutôt de Baudelaire, de Huysmans et de Maeterlinck. Japonais, il aurait composé des haïku, ces courts poèmes en trois vers, car il soutenait volontiers que ce qui ne peut pas tenir sur une carte postale ne mérite pas d’être écrit. Par la concision de son langage, par son laconisme subtil, Peter Altenberg inventait un nouveau style : le style télégraphique de l’âme. « Je voudrais, me confia-t-il un jour, peindre un homme en une phrase, un événement psychologique en une page, un paysage en un mot. Les Japonais peignent une branche en fleur et tout le printemps est là. Chez nous, on peint tout le printemps et on voit à peine une branche en fleur. »

Roland Jaccard, « Le génie de la futilité », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
simulacres

Mais venons-en à l’épisode Philine. J’ai alors trente-neuf ans et je suis encore vierge – ne riez pas. Est-ce par fidélité à Cécile ? Est-ce parce que l’acte sexuel me répugne ? Toujours est-il qu’en dépit de flirts innombrables, de conquêtes multiples, de rencontres scabreuses, je n’ai pas encore goûté à ce que Gide nomme les « simulacres anodins ». Je ne suis pas loin de penser, même aujourd’hui, que de tous les vices la chasteté est sans doute le plus délicieux. Vous le savez comme moi : les choses ne sont pas le centième de ce qu’on les rêve quand on a de l’imagination. La perspective agrandit tout, et le contact diminue tout. De loin, c’est quelque chose, et de près, ce n’est rien.

Roland Jaccard, « La confession d'Amiel », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025
Vijak

C’était durant l’hiver 1980. J’avais décidé de passer Noël au Plaza, à New York. J’éprouvais le besoin lancinant de revoir Vijak. Elle avait été le grand amour de ma jeunesse. Je l’avais perdue, par ma faute. Vingt années étaient passées ; je ne parvenais toujours pas à l’oublier. Je savais qu’elle vivait à New York. Je lui écrivais souvent, sans qu’elle me réponde. Parfois, je lui téléphonais ; elle feignait d’ignorer combien je tenais encore à elle. Je n’espérais plus rien. Simplement poser mon regard sur cette fille qui m’avait ensorcelé et qui, sans doute, n’existait plus.

Roland Jaccard, « Auriez-vous l'obligeance de m'indiquer le chemin de l'enfer ? », Le cimetière de la morale, P.U.F..

David Farreny, 12 mai 2025

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