Dans ce « monde de néant », il y a trop de plasticiens. N’importe où que l’on pose le pied, on est sûr d’écraser au moins six ou sept plasticiens. Cette pléthore de plasticiens a quelque chose d’oppressant.
Olivier Pivert, « Surabondance de plasticiens », Encyclopédie du Rien. 🔗
Emporté par mon élan, j’ai continué à vivre, depuis 2003, depuis 2013, depuis hier. Mon lit n’est pas encore vide, pardonnez-moi. J’occupe une place indue, j’en ai bien conscience. Un autre que moi pourrait habiter cette maison, écrire ces phrases, et mieux, dormir dans cette chambre, et moins, le jardin serait mieux entretenu, la paresse moins visible, la vie plus manifeste, les relations avec les voisins plus épanouies, la France plus défaite encore, si, si, je vous assure, c’est possible. Dites-vous que votre patience sera vite récompensée. Le portail sera repeint avant que les chars russes ne soient repartis pour leurs steppes désolées. Les chairs et les chants sont passés, ou en passe de l’être, je vous le dis. On fera le point, là-bas, parmi les ombres et les os, quand il n’y aura plus rien à percevoir sous les plis qui se sont formés à la surface de notre mémoire, dans la poussière des escarres mentales qui auront cessé de nous faire souffrir, dans la grande immobilité de l’indifférence enfin sincère.
Jérôme Vallet, « Escarres, délits et orgues », Georges de la Fuly. 🔗
C’est ça, oui, c’est bien ça, je n’ai jamais eu le sentiment d’être justifié devant une femme, d’être à ma place, de mériter de pouvoir la regarder et la toucher. C’est pour cela que je n’arrive jamais à les quitter, ces créatures. On n’abandonne pas quelque chose à quoi l’on n’a pas droit. Une femme qui autorise un homme à toucher son cul, c’est une cantate sacrée composée pour lui seul, cet inconscient, même s’il arrive qu’il n’éprouve pas le plaisir escompté — alors il a honte d’avoir raté l’entrée, il a honte de sa maladresse, comme d’une phrase ratée par négligence ou manque d’oreille, il a honte de ne pas avoir su voir, sentir, ajuster regard et gestes, conjuguer le désir et les odeurs, trouver sa voie dans le dédales des effleurements : il a joué faux alors que tout était là, dans les draps, dans la précise pliure des membres abandonnés ou trop tendus, dans ces tissus superposés et mêlés. Il y a pourtant des réussites, il est vrai, des après-midis où l’horizontalité est une forme de prière ample et stupéfiante, où la mollesse pétrifiée est une grâce, celle qui arrête le temps, ou du moins le dilate jusqu’à l’Amen fanatique qui fond ensemble plaisir et douleur, oui parmi les ouis. On frémit et vacille, quand on aime un corps, car tout est question de rythme et d’intensité, et la maladresse est ici plus impardonnable qu’ailleurs.
Jérôme Vallet, « Escarres, délits et orgues », Georges de la Fuly. 🔗
On pourrait se demander bien sûr ce qui fait que je continue, malgré le ratage constant et la peine profonde que m’inspirent mes pauvres phrases quand je les relis. Il y a des moments de satisfaction, je ne le nie pas, mais ils ont la physionomie de ces gens qui se détournent dès qu’on tente de les observer afin de les décrire, comme s’ils avaient quelque chose à cacher, quelque secret glorieux ou honteux. Ce ne sont que des reflets furtifs qui crèvent comme des bulles de savon aussitôt qu’elles se sont montrées dans l’air du soir, ou comme ces petites taches noires qui parfois dansent devant nos yeux, et qu’on échoue toujours à fixer, pour enfin savoir de quoi elles sont le signe, puisqu’elles se déplacent selon la visée de notre regard. La satisfaction, c’est après, ou avant, ou là-bas, mais jamais pendant, ici ; on l’a sentie passer, mais on ne peut la ressentir à nouveau comme elle nous est apparue, elle se situe dans un monde qui n’existe pas vraiment, on ne peut pas la garder avec soi, la conserver et en jouir. Comme la tranquillité. J’imagine que c’est à ça que sert la mort. Ne plus avoir à s’excuser de ne rien faire, rien dire, rien penser.
Jérôme Vallet, « Escarres, délits et orgues », Georges de la Fuly. 🔗
On désire bien la carotte ou le poireau avec lesquels on fera une soupe très humble et très vertueuse, dépourvue de toute salacité et même de sensualité. Ni la carotte ni le poireau ne peuvent être considérés comme des bien surnaturels, ils sont même banals, et, en période covidiste, souvenez-vous, on les aurait qualifiés d’« essentiels », du genre qui nous permettait de pratiquer la poésie dadaïste ou coréenne du nord de l’auto-attestation. Mais le cul d’une femme, me direz-vous, est-ce un bien naturel, ou surnaturel ? Un bien essentiel ou un luxe dont on peut se passer ? Il est possible d’hésiter, mais après tout, faut-il vraiment trancher ? Je suis certain que la belle jeune femme qui à son insu suscite ces quelques phrases sans doute oiseuses et qui mettent la concupiscence en exergue ne se pose nullement la question, et personne ne songerait à la blâmer de cette gracieuse insouciance qui ajoute encore une couche de séduction aux formes moelleuses de son bel et bon derrière. Elle va, elle vient, elle marche, elle s’assoit, elle s’allonge, elle se penche en avant, tous ces mouvements s’articulent sans heurts ni contradictions autour de ce centre de gravité innocent, elle choisit ses carottes et ses poireaux, tout cela sans avoir conscience que son essentiel à elle intéresse et interroge celui dont elle a pris le sang il y des mois de cela en lui demandant de qui était la musique qu’on entendait ce matin-là, ce qui a mis dans l’embarras celui qui aujourd’hui se trouve dans la file d’attente derrière elle, et qui n’aurait pas su lui expliquer pourquoi cette question l’embarrassait, et qui a vieilli de quelques mois, depuis ce matin-là, mais on n’est pas sûr que les choses auraient été différentes, alors, si au lieu de pratiquer une prise de sang, elle avait été en train de faire ses courses. C’est peu, quelques mois, me direz-vous peut-être, mais je vous assure que cela peut suffire à nous faire basculer dans un autre monde, un monde dans lequel nous ne sommes plus en position d’admirer certaines choses sans nous sentir pris en faute, car certains mots se mettent à résonner en nous comme le glas qui signale la disparition de la beauté, ou sa mise en quarantaine, ou son enfermement dans un monde auquel nous n’avons plus accès que d’une manière frauduleuse, car nous sommes désormais séparés, cloîtrés, marqués par un stigmate tamponné sur notre visage par le regard des autres : « Vieux ».
C’est cela, la vieillesse, c’est de ne plus être capable d’admirer un beau cul sans vergogne. La vieillesse, ce n’est pas seulement un corps qui fait trop parler de lui, qui est présent en des moments où son absence serait hautement souhaitable, un corps dont la souplesse et l’adresse lui permettent d’éviter le jugement des autres, c’est aussi toute une palette de friandises qu’on retire de l’assiette juste au moment où une vieille habitude vous incline vers elle, et vous fait sentir que cette inclination n’était pas, comme vous le pensiez peut-être, et même sûrement, quelque chose de naturel, qui vous appartenait pour la vie entière, cette partie de la vie qui vous semblait innocente essentiellement, et privée, je veux dire privée en certaines parts du poids de la morale et du regard des autres. En quoi étions-nous indécis ? En ce que nous étions vivants, jeunes, insouciants ou ignorants de ce monde nouveau où certaines choses nous sont refusées sans même qu’il soit besoin de le dire, car c’est nous-mêmes qui commençons, d’abord de manière imperceptible, à nous en priver, puis à prendre l’habitude de cette privation, comme un carême qui n’aurait plus de fin. C’est la grande diète du désir, c’est la découverte de la Décision flaccide et morne. Nous avions cru que le désir (ce joli prince entouré de ses sujets et de ses esclaves) était un malentendu sublime et éternel dont nous étions le maître et le foyer, alors qu’il n’était qu’une brève escale au soleil avant l’arrivée dans le port de l’angoisse. Ici, les fruits sont trop mûrs, leur sucre nous tuerait. Regardons ailleurs.
Jérôme Vallet, « Concupiscence », Georges de la Fuly. 🔗
Rien de ce qui la constitue réellement ne passe dans les mots : la musique retient son secret en elle-même. Elle élabore à mesure qu’elle se déploie le monde dans lequel elle peut être perçue et comprise, ce qui fait que dès la dernière note cette bulle d’entendement est liquidée. On ne peut plus que la rêver, en avoir par le souvenir un vague sentiment impropre à l’explication et plus encore à la traduction. C’est la raison pour laquelle la musique nous est si précieuse. Elle ne semble révéler l’impalpable et l’indicible que pour mieux nous en interdire l’accès. Avec elle, nous savons que cette vue imprenable existe mais qu’elle restera à jamais impartageable. Quoi de plus précieux qu’une substance temporelle capable de nous débarrasser de nous-mêmes et de notre intelligence articulée pendant dix minutes ? La musique nous remplit de mystère, la littérature nous en dispense. À chaque fois que vous écoutez de la musique, vous vous placez devant un miroir qui ne reflète rien : vous y chercheriez votre visage en vain.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
À celui qui a tout deviné, tout compris et tout perçu, il devrait être impossible d’aimer. C’est pourtant ce qu’il fera, comme tout le monde ; et peut-être même sera-t-il plus idiot et plus naïf encore que ceux qui ne voient rien, qui ne comprennent rien, et qui sont des naïfs au premier degré. Si les roses savaient ce qui les attend, elles ne fleuriraient pas à chaque printemps. Nous qui savons malheureusement ce qui nous attend, nous continuons à nous lever chaque matin, à nous faire beaux, comme si l’amour nous attendait au coin de la rue. Nous sommes encore plus naïfs que les naïfs, de croire que malgré notre clairvoyance nous pouvons connaître des moments heureux ; nous sommes des naïfs de second degré, dont le bonheur est ridiculisé avant même de prendre forme, mais c’est justement ce ridicule et cette déchéance annoncée qui rendent notre vie si prodigieuse. Ce qui n’est pas impossible ne vaut pas la peine d’être vécu. C’est la mort qui nous attend, et nous nous apprêtons à rencontrer l’amour, et l’amour, et l’amour. En réalité, nous ne vivons que de miracle en miracle.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
Les roses s’obstinent à fleurir dans mon jardin, année après année. Je sais bien qu’il faut vivre contre l’évidence, mais ce n’est pas évident à comprendre, une rose qui revient — là où personne ne l’attend. Si au moins la contemplation de ce phénomène inexplicable nous poussait au silence, à ne pas le relater comme un benêt qui croit sa vie intéressante, mais non, je m’empresse de le noter, et je crois même déceler quelque chose comme un signe ou une révélation dans ce qui n’est qu’une manifestation normale de la vie et du temps. Elles sont jetées là, ces roses, comme elles le sont ailleurs, au mois d’avril, et, malgré leur beauté et la gratitude que je ressens à leur égard, leur présence et surtout leur retour, année après année, est comme un terrible reproche que quelqu’un ou quelque chose me fait.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
Vivre c’est mourir lentement, comme dirait l’autre. Et écrire, c’est ralentir encore le processus, c’est lui mettre des bâtons dans les roues. Faire des phrases, c’est se prélasser dans la négation. Dès qu’un événement est dit, raconté, décrit, et même peut-être désigné, il perd son caractère magique et absolument singulier. L’écrivain barre les événements et les êtres dont il parle. Il a une longue liste de choses à raconter, qu’il croit intéressantes, dont il biffe une à une sur la feuille les occurrences, et c’est à chaque fois une épitaphe pour la Vérité qu’il dépose sur la page et en nous. Chaque chose dite et peut-être plus encore écrite est perdue à jamais. Si vous voulez vivre, fuyez l’écrit, fuyez les livres, fuyez la pensée. Si vous voulez que les choses et les êtres soient bénis par la fraicheur du jour qui se lève, refermez le livre que vous êtes en train de lire.
Le paradoxe ultime est que l’on écrit pour garder une trace de ce qui nous semble précieux, et que l’écriture est un tombeau d’où rien ne s’échappe. Qui se vide de tout ce qui compte vraiment dans sa vie ne peut espérer un autre destin que l’évidement. Il entre déjà, bien avant le terme, dans sa fin, par les mots qui sont des morts bavards. Il finira coquillage qu’on porte à l’oreille pour entendre la rumeur de la mer qui a tout emporté, phrases, désirs et remords.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
Ce qui est difficile, ce n’est pas d’écrire, c’est de ne pas écrire. Le moment où l’on pose le stylo est terrible car le texte commence alors à exister par lui-même, se dresse devant nous et nous juge impitoyablement. Tant qu’il est à l’intérieur de la cartouche d’encre ou de notre esprit, tant qu’il est en travail, en chyme, il nous séduit, même si désordonné et maladroit ; il vaudrait mieux qu’il y restât, aussi bien pour notre tranquillité que pour notre amour-propre.
Au moment où les phrases sont formées, organisées, ajustées et harmonisées, que de leur enchaînement naît un sentiment d’évidence, l’idée et ses grouillements sont souillés par la composition, le plaisir émoussé par la voix accomplie qui prend le pouvoir et impose le silence à toutes les autres.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly.
Nous portons en permanence en nous tout un cimetière de visages, d’idées, de goûts, de rires et de passions, qui nous console de nous mouvoir trop bien et avec trop d’adresse chez les avaleurs de sens — ceux qui attendent de nous quelque chose : une relation, une position, une opinion, un enthousiasme. Rien n’est jamais achevé.
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
Il faut sans cesse donner des preuves de notre force, de notre élan vital, de notre enthousiasme et de notre puissance, alors que notre royaume s’est établi depuis toujours dans la faiblesse, dans le désir de végéter, de ne pas être durablement contaminé par la pensée et l’utopie, moins encore par l’action. Quel plus grand horizon que l’abandon ? Quelle autre liberté ?
Jérôme Vallet, « Fragments sans résurrection », Georges de la Fuly. 🔗
La guérite est une invention paradoxale, qui aveugle la sentinelle sur trois côtés, trois chemins par lesquels arrivera tranquillement l’ennemi, le couvercle du cercueil sous son bras.
Éric Chevillard, « lundi 31 mars 2025 », L’autofictif. 🔗
Pour l’homme jeté dans la nuit du monde et l’inintelligible immensité de l’univers, la vérité est insupportable. Ce qui est insupportable est vrai. La nuit a raison contre le jour, cette illusion provisoire. La nuit, le froid, la solitude, la peur, la douleur sont vrais. Si les punaises des champs de mon bureau pouvaient observer comme moi l’absurdité de leur de leur sort et la vanité de leurs laborieuses entreprises pour y échapper, ou pour donner un sens à leur égarement pitoyable, la vérité les tuerait d’un coup. Nous sommes des punaises des champs sur le bureau d’un écrivain étranglé, qui montons à l’assaut de sa lampe d’architecte pour mieux nous griller à l’ampoule (à moins qu’il n’intervienne in extremis, par assimilation de destins).
Renaud Camus, « Plieux, lundi 24 mars 2025, onze heures et quart, le matin », Journal 2025. 🔗
L’écrivain est tout de même le seul micro-entrepreneur qui sous-traite avec l’Univers.
Éric Chevillard, « lundi 10 mars 2025 », L’autofictif. 🔗